Texte de l’allocution de Maître Robert Doyle, prononcée le 1er juin 2024, après avoir reçu l’Ordre du mérite de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO).
Membres de l’AJEFA, membres de l’AJEFO, amis et collègues, bonsoir. J’avoue d’emblée être particulièrement touché par cette marque d’estime.
Je remercie l’AJEFO, son conseil d’administration, ceux qui ont soumis mon nom, et vous tous qui êtes rassemblés ici pour cet honneur que vous me rendez. Je remercie aussi mes parents, qui m’ont appris l’amour, la signification du français en terre canadienne, mes enfants, qui entretiennent l’étincelle du français, et mon épouse, Me Nicole Mondou, Québécoise de naissance, ayant voté OUI au référendum de ‘80, devenue par la suite tour à tour fière Acadienne puis Franco-ontarienne farouche, tenace et acharnée.
Je dois vous avouer que j’ai rêvé parfois de l’Ordre du mérite. Mais quand j’ai constaté tous les accomplissements des deux récipiendaires de l’an dernier, Alain Roussy et Nadia Effendi, je me suis dit que les critères avaient été resserrés et que j’étais désormais hors course. Alors, comprenez mon étonnement et mon ravissement de recevoir cet appel de Vicky Ringuette : c’était tout comme l’immense joie que ressentent les juristes qui reçoivent l’appel du PG pour leur annoncer qu’ils accèdent à la magistrature.
Et je suis tout autant reconnaissant de recevoir cet honneur, car, comme le précisent plusieurs jalons de mon parcours qui vous ont été relatés ce soir, j’ai à cœur la pérennité de la langue française, j’ai à cœur sa survie, j’ai à cœur son développement sous toutes les formes qu’il pourra prendre dans les années, les décennies et, j’ose l’affirmer, les siècles à venir. Bref, je suis un amoureux de la langue française. Il est intéressant, par ailleurs, de constater que cette soirée de remise de l’Ordre du mérite coïncide avec la cérémonie d’hommage rendue plus tôt aujourd’hui au regretté Jean-Pierre Ferland, lui qui savait si bien manier cette belle langue.
Et ce parcours qui est le mien m’incite à un certain optimisme quant à l’avenir. Un optimisme prudent, mais un optimisme néanmoins. En effet, si j’ai passé l’âge adulte et ma carrière d’avocat à promouvoir autant que j’ai pu l’usage du français, je confesse n’avoir pas toujours été le champion de cette langue. Dans ma jeunesse, j’étais comme tant de jeunes d’aujourd’hui en Ontario, en Alberta et même de plus en plus dans certaines régions du Québec : comme ces jeunes, je parlais anglais dans la cour et dans les corridors des écoles françaises que je fréquentais. Je le faisais par bravade, avec insouciance et désinvolture. Or, voyez où je suis aujourd’hui.
Il faut comprendre que j’avais une petite excuse : j’ai passé les premières années de ma vie à Embrun, où nous étions la seule famille ‘anglophone’ du village. Anglophone, c’est vite dit : nous parlions effectivement anglais à mon père, enseignant de littérature anglaise à l’école secondaire de l’endroit, mais nous parlions français à ma mère et les conversations familiales impliquant ma mère se déroulaient en français. Mais dans ce village, alors 99% francophone, nous étions les ‘Anglophones’. Cela nous plaçait en quelque sorte sur un piédestal. J’en retirais une certaine fierté que j’ai donc longtemps pavoisée. Et pour préserver cette hauteur et cette singularité, j’ai continué à pavoiser mon anglais à l’école française après que notre famille ait déménagé à Ottawa. Mon grand-père était effectivement unilingue anglophone : mais la religion pour les nouveaux arrivants catholiques d’Irlande était plus importante que la langue et les seules épouses coreligionnaires qu’ils pouvaient trouver à Sudbury étaient franco-ontariennes, d’où ce curieux phénomène (curieux, mais non unique) d’assimilation inverse en Ontario qu’a connu ma famille. Donc, je parlais anglais à l’école avec ces autres camarades de classe issus de familles exogames. Cela dit, au contraire de tant de ces étudiants qui parlent anglais dans les corridors et les cours d’école, j’entretenais néanmoins une affection grandissante à l’égard du français, pour lequel j’ai manifesté très vite quelques habiletés d’écriture. Depuis mon adolescence, je suis fervent de littérature et mes lectures alternent de façon stricte entre œuvre française et œuvre anglaise. Si bien qu’à la remise des diplômes au secondaire, j’ai reçu le prix de la meilleure note en français remis par l’ambassade de France et celui de la meilleure note en anglais remise par l’Imperial Order of the Daughters of the Empire.
Et c’est d’ailleurs vers la fin du secondaire qu’une transformation s’est opérée en moi. Je découvrais les richesses de la littérature classique française (Hugo, Zola, Stendhal, Dumas, Balzac, puis Camus, Sartre, Prévert et Vian) en arrivant à l’université d’Ottawa, alors encore majoritairement francophone. Au contact des étudiants québécois, dont plusieurs étaient indépendantistes, et de Franco-Ontariens plus lucides que je ne l’étais à l’égard de notre statut minoritaire, j’ai pris conscience de la précarité du français en sol d’Amérique. Je suis alors devenu ce que je suis, et ce que je demeurerai toujours, un militant.
J’ai mentionné la « précarité » du français en terre d’Amérique que je constatais durant mes études universitaires il y a quarante ans. Cette précarité est, hélas, devenue indéniable depuis. Cinquante ans après la Loi sur les langues officielles, en tant que francophones minoritaires, nous faisons face à un défi démographique qui menace notre survie même. Le chroniqueur Konrad Yakabuski, dans le Globe & Mail du 27 avril dernier, écrivait que plus d’un demi-siècle de bilinguisme officiel n’a pas fait du Canada un espace sûr pour les francophones. En 1971, un peu plus de 6 % des Canadiens hors Québec avaient le français comme première langue. En 2021, cette proportion était tombée à 3,5 %, les générations successives de francophones du reste du Canada ayant abandonné la langue maternelle de leurs parents au profit de l’anglais. Les communautés francophones de l’Ontario, du Manitoba, du Nouveau-Brunswick, de l’Alberta et de la Saskatchewan voient leur population vieillir et diminuer à un rythme effréné. Yakabuski avançait même qu’en dehors de quelques poches de résistance, le français pourrait disparaître hors du Québec d’ici quelques décennies, réduisant à néant des centaines d’années d’histoire. Arrivons-nous à ce jour redouté où le Canada laissera tomber le narratif des « deux langues officielles » ? Car, moins il y aura de francophones au Canada, moins les Canadiens auront le goût de maintenir le mythe du bilinguisme officiel en vie.
C’est le contraire de ce que le père du bilinguisme officiel avait espéré lorsqu’il a déposé la Loi sur les langues officielles en 1969. « Nous voulons vivre dans un pays », avait déclaré Pierre Trudeau à l’époque, « dans lequel les Canadiens français peuvent choisir de vivre parmi les Canadiens anglais et les Canadiens anglais peuvent choisir de vivre parmi les Canadiens français sans abandonner leur patrimoine culturel ». Si cela reste possible pour les Canadiens anglais partout au Canada, y compris au Québec, rien n’est moins assuré pour les Canadiens d’expression française.
Ce n’est donc pas pour rien que la Loi sur les langues officielles modernisée qui a reçu la sanction royale le 20 juin 2023, déclare, dans son préambule, que le français « est en situation minoritaire au Canada et en Amérique du Nord en raison de l’usage prédominant de l’anglais » et qu’il est important « de remédier au déclin du poids démographique des minorités francophones en assurant le rétablissement et l’accroissement de leur poids démographique ».
Parce qu’en fin de compte, pour défendre sa langue, le parlant français doit être vigilant ; l’Anglais pour faire usage de la sienne n’a qu’à être là où il se trouve.
Alors, l’histoire et la démographie nous confinent à un devoir impératif et incontournable de parler français. Vous savez, durant mes 15 années d’avocat de la défense, je n’ai jamais dit à un client francophone qu’il avait le droit d’avoir son procès en français. Je lui fixais une date de procès devant un juge bilingue, sans vraiment lui en parler. Les greffiers à Ottawa, Cornwall, Brockville ou Kingston, en me voyant approcher quand le nom de mon client était appelé à la Cour des comparutions, disaient tout de suite « Date for a French trial/prelim Mr. Doyle? » Il faut me comprendre. C’est parce que j’arrivais de trois années à la direction générale de l’Ajefo, où je m’étais tant fait dire par des fonctionnaires rêches, revêches et rébarbatifs de l’administration provinciale que les Franco-ontariens ne feraient pas usage des droits que nous réclamions en leur nom. Je prenais sur moi de conscrire mes clients dans cette croisade de revendication et de les mettre à contribution pour hausser les statistiques d’usage du français.
Ainsi, nous devons parler français. Absolument. À chaque occasion qui se présente. « La meilleure façon de défendre une langue, disait Gilles Vigneault, c’est de la parler bien, de l’écrire le mieux possible et de la lire beaucoup. ». Alors, à l’impératif de parler français, j’ajoute celui de lire et d’écrire en français. « Il faut dire les choses de tous les jours avec les mots du dimanche… Respectez la langue française comme vous respectez le moindre gène, le moindre chromosome de votre ADN. » Parce que, justement, la langue fait partie de notre ADN.
Et nous avons de formidables alliés pour cela. J’ai nommé, bien évidemment, nos consœurs et confrères anglophones bilingues, bien sûr, mais encore et surtout ceux des communautés ethnoculturelles. Ces nouveaux arrivants (ou depuis longtemps arrivés), ils et elles connaissent ça, le statut de minoritaire. Ils sont souvent minoritaires de race, de religion, de culture et de langue tout à la fois. Comment ne pas apprendre de leur fortitude et de leur résilience? Après tout, de nos jours, pourquoi même parler de Franco-ontarien de souche? Il me semble que ça projette l’image d’un arbre qu’on a coupé! Soyons tous plutôt des Francophones de branches, de feuilles, d’écorce et de fruits : ça fait plus vivant! Et ces complices des communautés, ils parlent un très beau français.
Permettez-moi de citer Vigneault à nouveau : « La langue, c’est la clef de la grande maison. La violence, c’est un manque de vocabulaire. Celui qui, à l’enterrement d’un ami, ne peut que pleurer et sacrer : calice ! tabernacle ! hostie ! on comprend ce qu’il a voulu dire, mais il ne l’a pas dit. »
Bien sûr, ce n’est pas toujours facile. Vigneault encore : « Les chemins qui vont droit devant s’escaladent. » Mais ça peut tout autant être amusant. Ma fille, directrice de la philanthropie et des partenariats à l’Orchestre métropolitain de Montréal, et moi, nous nous amusons avec le passé simple, un peu comme mon père et moi nous nous amusions avec l’anglais shakespearien (thee, thou, thy); je lui envoie un texto où je lui dis que sa mère et moi prenons un verre de rouge du vignoble Palatine Hills Estate en empruntant les mots suivants : « Nous nous palatîmes. » Et elle répond « Et nous nous clossâmes » pour signifier qu’elle et mon gendre prenaient un chardonnay de Closson Chase Vineyards.
Certes, il y a des défis, dont le moindre n’est pas la dissolution numérique du français dans le monde numérique. Nous évoluons, surtout nos jeunes, dans un univers social qui se situe principalement en ligne, via Internet et les téléphones intelligents. En 2022, 64 % des sites web dans le monde étaient en anglais, pour 26 % d’internautes de langue anglaise. Les autres langues n’occupaient qu’une place marginale dans le monde du web. Le français arrivait en 4e position, avec 2,5 % des sites pour 3,3 % de locuteurs sur internet.
Il est donc plus facile de trouver des sites web de qualité en anglais que dans toutes les autres langues. Ceux qui veulent rejoindre le plus de personnes possible se disent donc qu’ils ont probablement intérêt à écrire en anglais.
Cette tendance à écrire en anglais est encouragée par les algorithmes de recherche et par les revenus que peut générer une fréquentation élevée d’un site web.
Les chercheurs professionnels, qui carburent au nombre de publications scientifiques et au nombre de citations, sont irrésistiblement incités à publier en anglais pour gonfler leurs statistiques et ainsi recevoir davantage de subventions.
Les artistes, qui veulent vendre sur internet, ont avantage à chanter ou à publier en anglais.
Les influenceurs, qui s’enrichissent grâce aux clics, préfèrent souvent s’exprimer en anglais.
Tous ces gens, par leurs activités internet, augmentent jour après jour la part de l’anglais dans les réseaux sociaux.
Résultat? Le français est en péril. À l’extérieur du Québec, les francophones ont du mal à vivre dans leur langue ou renoncent à le faire, notamment dans les écoles. Nos élèves parlent de plus en plus souvent anglais. Je faisais comme eux, mais je pouvais quand même conjuguer mes verbes en français et accorder mes participes, distingué l’infinitif ‘er’ du participe ‘é’; mais nos jeunes francophones aujourd’hui ont de plus en plus de difficulté avec les structures de phrase en français. Ils ne consomment pas de culture en français et ne l’entendent donc pas assez souvent. Pour plusieurs, il est tout simplement « plus facile » de parler anglais parce qu’il y a moins d’accords avec les adjectifs et de conjugaisons à faire. Défis posés par la mondialisation des communications, laquelle ne cessera pas.
Les réseaux sociaux occupent une telle place dans la vie quotidienne, qu’il n’est que normal que ceux-ci débordent dans le monde réel et qu’ils s’imposent de plus en plus dans les interactions physiques entre les gens. Les expressions anglaises les plus diverses se répandent ainsi rapidement dans plusieurs langues, dont le français. Mais alors faut-il obligatoirement écrire sur IG, FB, X ou LinkedIn en anglais? J’ai fait une expérience récemment. Quand le communiqué de presse de l’AJEFO annonçant que l’Ordre du mérite me serait décerné, je l’ai publié sur ma page FB avec ce message : « Je reçois avec énormément d’émotion cette grande nouvelle. » Je n’ai écrit ce message qu’en français parce que je ne le destinais qu’à mes amis et connaissances francophones. Et, évidemment, le communiqué de l’AJEFO était en français uniquement. J’ai reçu plus de 200 likes et 225 commentaires, dont plus de 75 provenant d’amis et de connaissances anglophones du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni. Conclusion? Nul besoin d’écrire en anglais, nos amis Anglos utilisent la fonction traduction pour prendre connaissance dans leur langue de messages rédigés en français. Alors, faites comme moi désormais, affichez-vous en français sur les réseaux sociaux!
Nous nous trouvons dans une époque où les identités sont de plus en plus fluides et mondialisées; la question de la langue touche à l’essence de ce que signifie être francophone. La conclusion est inéluctable : la réalité nous impose l’impératif culturel essentiel de sauvegarder l’intégrité du patrimoine francophone et de juguler l’anglicisation croissante. Il s’agit d’un combat pour l’âme qui nécessite courage, vision et action personnelle autant que collective. Les choix faits par chacun détermineront si le français continue de battre au cœur de notre société ou s’il deviendra la relique d’un passé révolu. Un dialogue ouvert, inclusif et ancré dans une vision réaliste et audacieuse, est indispensable pour tous, indépendamment de nos origines ou de nos opinions politiques.
Les défis rencontrés par ces communautés francophones reflètent un besoin urgent, non seulement de politiques robustes, mais aussi et surtout d’une mobilisation communautaire accrue pour protéger le patrimoine linguistique. Il faut façonner un avenir où le français ne se contente pas de survivre, mais prospère activement. Il s’agit donc de renforcer l’utilisation du français dans les espaces publics et les milieux professionnels, mais aussi encourager les nouvelles générations à embrasser pleinement leur héritage linguistique à travers l’éducation et les médias.
L’ampleur de la tâche ne doit pas nous alarmer. Nous avons, comme je le disais, nos alliés anglophones bilingues et les collègues des communautés. Envisageons l’avenir avec optimisme, comme le faisait VICKY RINGUETTE, qui se donnait donc comme mission de connecter sur LinkedIn avec chacun des 2800 avocat(e) et parajuriste francophone et francophile en Ontario et 3900 avocat(e)s pouvant offrir des services en français afin qu’il(elle)s deviennent membres de l’AJEFO Justice en français en Ontario. Puisse son message retentir haut et fort aux quatre coins de la province !
Pour ma part, je suis en fin de course dans ma carrière. Je suis vieux : pas dans le sens d’épuisé, car il me reste encore énormément d’énergie, mais dans le sens de grincheux. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai cessé d’être champion des LO dans mon ministère l’année passée parce que je devenais comme un ‘vieux’ intolérant. Intolérant de ces oublis des obligations linguistiques, intolérant des capitulations tranquilles devant l’effacement du français. Je m’emportais à tout bout de champ et je finissais de plus en plus souvent par devoir m’excuser de m’être emporté.
Alors si le combat, la lenteur des progrès et les reculs me tapent fréquemment sur les nerfs, ils ne m’épuisent pas. Ils ne m’épuiseront jamais, car je garde espoir, je conserve mon rêve d’une francophonie nord-américaine vibrante.
Il ne faut jamais abandonner ses rêves : l’espoir est le commencement de toute chose. André Gide disait : « S’abandonner au désespoir sur la ligne de départ, c’est partir perdant. »
Nous, Franco-ontariens (et Franco-Albertains), non de souche, mais de branches, de feuilles et de fruits, nous ne sommes pas des perdants. Disons, avec Albert Camus : « J’ai une patrie : la langue française. »
Merci.