Notes pour l'allocution du professeur Michel Doucet dans le cadre d'un colloque organisé les 3, 4 et 5 mai dernier par la Faculté de droit de l'Université de Moncton au sujet de la contribution de l'ex juge Michel Bastarache.
« La Cour suprême du Canada et le principe de la progression vers l'égalité des droits linguistiques : un dialogue inachevé?»
présentation de Me Michel Doucet, c.r. et professeur titulaire, Faculté de droit de l'Université de Moncton, dans le cadre du
Colloque : Contribution de l'honorable Michel Bastarache, le 5 mai 2010, Faculté de droit, Université de Moncton
INTRODUCTION
En matière de droits linguistiques, la contribution de l'honorable Michel Bastarache aura été importante tant avant qu'après son arrivée à la Cour suprême. Toutefois, dans le présent texte, nous intéresserons uniquement à sa contribution à titre de juge de la Cour suprême du Canada. En effet, pendant les années où il a siégé à la Cour suprême, il aura participé activement aux décisions qui ont eu pour conséquence de ramener à l'avant-scène judiciaire le débat sur la place de ces droits dans le palmarès des droits fondamentaux canadiens.
L'honorable Bastarache résume bien son apport à la recherche d'une théorie générale des droits linguistiques lorsqu'il écrit que « la langue est un élément de culture essentiel et que la préservation de l'identité culturelle a une incidence sur la société et sa façon de gouverner. S'il y a un compromis politique initial, il reste que les garanties linguistiques résultent ensuite de considérations morales […]. Il n'est donc pas mal d'affirmer que les droits linguistiques sont des droits fondamentaux même s'ils se distinguent des droits humains généralement reconnus dans les grandes conventions internationales et les chartes des droits. »
Sa contribution permettra également de définir la dimension collective des droits linguistiques. En effet, elle aura permis de faire comprendre le caractère artificiel du concept de l'égalité des langues, si celui-ci ne reconnaît pas le contexte social particulier dans lequel les locuteurs de cette langue doivent vivre. L'approche collectiviste qu'il favorise est fondamentale à la compréhension de sa contribution. Comme il l'indiquait dans une décision qui n'a rien à voir avec les droits linguistiques « la collectivité a une existence propre et ses besoins et priorités diffèrent de ceux de ses membres individuels. Par exemple, on ne peut donner substance à une collectivité linguistique si la loi protège uniquement la liberté d'expression individuelle. » La dimension collective des droits linguistiques se retrouve donc au centre de l'objet des droits linguistiques défini dans les décisions de la Cour suprême et notamment dans la décision de principe Beaulaci, où la Cour reconnaît l'importance de ces droits comme soutien pour les collectivités de langue officielle et pour leur langue et culture. .
Dans sa conception des droits linguistiques, l'honorable Bastarache accorde également une place centrale au concept de l'égalité. Pour lui, l'égalité n'a pas en droit linguistique un sens plus restreint; que ce soit pour les droits linguistiques ou les autres droits fondamentaux la norme applicable reste l'égalité réelle, un concept fondamental, mais qui demeure encore aujourd'hui mal compris. Ils sont encore nombreux ceux et celles qui confondent le concept de l'égalité réelle avec celui de « l'accommodement raisonnable », concept nébuleux et sans fondement juridique.
L'honorable Bastarache aura également cherché à reléguer au rang de simple curiosité historique le concept du compromis politique qui avait servi à donner une interprétation restrictive aux droits linguistiques. Cependant la perception que les droits linguistiques ne sont que des revendications politiques camouflées sous une apparence de droits fondamentaux demeure encore bien ancré dans l'esprit de plusieurs et empêche toujours l'atteinte d'une égalité réelle dans ce domaine.
Le texte qui suit cherchera à dégager la contribution de l'honorable Bastarache en analysant certaines décisions de la Cour suprême portant sur les droits linguistiques. Nous constaterons de cette analyse que la Cour suprême a, au cours des années, adopté l'approche du balancier en matière d'interprétation des droits linguistiques en donnant tantôt une interprétation prudente et étroite à ces droits et tantôt une interprétation libérale et téléologique fondée sur leur objet. Finalement, nous nous questionnerons sur l'héritage qu'aura laissé l'honorable Bastarache au dialogue entre le judiciaire et les autres organes du gouvernement en matière de droits linguistiques.
1. L'ORIGINE DU PRINCIPE DE LA PROGRESSION VERS L'ÉGALITÉ
L'article 133 est la seule disposition de la Loi constitutionnelle de 1867 qui traite spécifiquement d'obligations linguistiques. Or, cet article n'a jamais eu pour objet de donner un cadre constitutionnel à la langue, ni d'établir des langues officielles. Il ne fait que consacrer le bilinguisme officiel au sein des institutions fédérales et québécoises et constitue, tout au plus, un « embryon de bilinguisme » .
Dans l'arrêt Jones c. Le Procureur général du Nouveau-Brunswick , la Cour suprême du Canada tout en décrivant le caractère minimal de l'article 133, jette également les bases du principe de la progression vers l'égalité. De cette décision, nous dégageons le premier énoncé de ce principe de la progression vers l'égalité , lequel sera plus tard codifié dans la Charte canadienne des droits et libertés . En effet, le paragraphe 16(3) de la Charte confirme ce principe en précisant que les autorités fédérales et provinciales ont le pouvoir, si elle le désire, de favoriser l'extension législative de l'égalité de statut ou d'usage du français et de l'anglais.
Ce principe de la progression vers l'égalité est central dans la démarche de l'honorable Bastarache. Il confirme l'égalité réelle qui existe à un moment donné. Pour sa part, l'égalité réelle a une signification : « [elle] signifie notamment que les droits linguistiques de nature institutionnelle exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et créent, en conséquence, des obligations pour l'État. »
Au cœur des dispositions linguistiques que nous retrouvons dans la Charte, se trouve donc le principe d'une société où les membres des communautés de langue officielle doivent avoir la certitude que la loi les reconnaît en tant que partenaires égaux. Une personne ou un groupe de personnes ne pourra bénéficier du droit à l'égalité s'il a l'impression d'être moins méritant que les membres d'un autre groupe.
2. LA TRILOGIE DE 1986 ET L'INTERPRÉTATION JUDICIAIRE RESTREINTE
L'année 1982 est une date charnière pour la reconnaissance des droits constitutionnels linguistiques. En effet, avec l'adoption de la Charte, le constituant vient préciser, pour la première fois depuis 1867, ses obligations linguistiques dans un texte constitutionnel .
Les commentaires émis par la Cour suprême du Canada avant et peu après l'adoption de la Charte laissaient augurer que les droits linguistiques, comme les autres droits reconnus dans la Charte, allaient recevoir une interprétation large et dynamique des tribunaux . Dans le Renvoi manitobain de 1985, la Cour suprême du Canada n'avait-elle pas d'ailleurs affirmé:
L'importance des droits en matière linguistiques est fondée sur le rôle essentiel que joue la langue dans l'existence, le développement et la dignité de l'être humain. C'est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l'isolement et la collectivité, qui permet aux êtres humais de délimiter les droits et les obligations qu'ils ont les uns envers les autres, et ainsi, vivre en société .
Par ailleurs, il ressortait de la jurisprudence de la Cour suprême qu'elle préconisait une interprétation large, libérale et dynamique des autres droits reconnus dans la Charte. Une jurisprudence assez abondante permettait d'établir la méthode fondamentale d'aborder la définition de ces droits et libertés. Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc , par exemple, le juge Dickson, tout en reconnaissant le rôle de gardien de la Constitution que doivent jouer les tribunaux, affirmait la nécessité d'une interprétation large et dynamique des droits constitutionnels. Il statuait que le sens d'un droit garanti dans la Charte doit être déterminé par l'examen de l'objet visé, c'est-à-dire en fonction des intérêts que ce droit vise à protéger:
L'interprétation d'une constitution est tout à fait différente de l'interprétation d'une loi. Une loi définit des droits et des obligations actuels. Elle peut être facilement adoptée et aussi facilement abrogée. Par contre, une constitution est rédigée en prévision de l'avenir. Elle vise à fournir un cadre permanent à l'exercice légitime de l'autorité gouvernementale et, lorsqu'on y joint une Déclaration ou une Charte des droits, à la protection constante des droits et libertés individuels. Une fois adoptées, ses dispositions ne peuvent pas être facilement abrogées ou modifiées. Elle doit par conséquent être susceptible d'évoluer avec le temps de manière à répondre à de nouvelles réalités sociales, politiques et historiques que souvent ses auteurs n'ont pas envisagées. Les tribunaux sont les gardiens de la constitution et ils doivent tenir compte de ces facteurs lorsqu'ils interprètent ses dispositions .
Dans un autre arrêt, la Cour suprême précisait davantage sa démarche:
À mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au-delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et que, par conséquent […] elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés .
Or, malgré ces décisions, le 1er mai 1986, la Cour suprême rend coup sur coup trois décisions, MacDonald (Québec), Bilodeau (Manitoba) et Société des Acadiens (Nouveau-Brunswick) qui auront pour effet de ralentir les ardeurs de ceux et celles qui voulaient voir dans les droits linguistiques un instrument pouvant servir à l'épanouissement et au développement des communautés minoritaires. Dans ces décisions, connues comme la trilogie de 1986, la Cour suprême émet l'opinion que les tribunaux doivent faire preuve de retenue dans l'interprétation des droits linguistiques, puisqu'ils tirent leur origine, contrairement aux autres droits fondamentaux, d'un compromis politique. Dans l'arrêt MacDonald, par exemple, le juge Beetz précisera :
À mon avis, en vertu de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et mis à part d'autres principes de droit ou d'autres dispositions légales, telle la Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1970, chap. O-2, l'appelant n'avait pas droit à une sommation en anglais uniquement, pas plus qu'à un jugement en anglais uniquement, de [page484] la part de la Cour municipale ou de tout autre tribunal visé par l'art. 133, y compris cette Cour.
[…]
L'article 133 a introduit non pas un programme ou système de bilinguisme officiel global, même en puissance, mais plutôt une forme limitée de bilinguisme obligatoire au niveau législatif, combinée à une forme encore plus limitée d'unilinguisme optionnel, au choix de la personne qui s'exprime dans les débats parlementaires ou dans une instance judiciaire, ainsi que du rédacteur ou de l'auteur de procédures ou de pièces de procédure judiciaire.
[…]
Ce système incomplet, mais précis représente un minimum constitutionnel résultant d'un compromis historique intervenu entre les fondateurs quand ils se sont entendus sur les modalités de l'union fédérale. Le système est couché dans des termes susceptibles de comporter des implications nécessaires, comme cela a été établi dans les arrêts Blaikie no 1 et Blaikie no 2, quant à certaines formes de législation déléguée. C'est un système qui, du fait qu'il constitue un minimum constitutionnel, et non un maximum, peut être complété par des lois fédérales et provinciales, comme on l'a conclu dans l'arrêt Jones. Et c'est un système qui, bien entendu, peut être changé par voie de modification constitutionnelle. Mais il n'appartient pas aux tribunaux, sous le couvert de l'interprétation, d'améliorer ce compromis constitutionnel historique, d'y ajouter ou de le modifier .
Dans Société des Acadiens, la Cour suprême ajoutera:
[L]es tribunaux devraient hésiter à servir d'instruments de changement dans le domaine des droits linguistiques. Cela ne veut pas dire que les dispositions relatives aux droits linguistiques sont immuables et qu'elles doivent échapper à toute interprétation par les tribunaux. Je crois cependant que les tribunaux doivent les aborder avec plus de retenue qu'ils ne le feraient en interprétant des garanties juridiques.
[…]
Je crois qu'il est exact d'affirmer que l'art. 16 de la Charte contient un principe d'avancement ou de progression vers l'égalité de statut ou d'usage des deux langues officielles. Je considère toutefois qu'il est très significatif que ce principe de progression soit lié au processus législatif mentionné au para. 16(3) où se trouve consacrée la règle énoncée dans l'arrêt Jones c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182. Comme le processus législatif est, à la différence du processus judiciaire, un processus politique, il se prête particulièrement bien à l'avancement des droits fondés sur un compromis politique .
Dans sa dissidence dans Société des Acadiens, le juge en chef Dickson avait proposé une approche téléologique à l'interprétation des droits linguistiques, une approche semblable à celle retenue pour interpréter les autres dispositions de la Charte :
En interprétant les dispositions de la Charte, cette Cour a approuvé sans réserve une méthode qui consiste à examiner l'objet visé: voir, par exemple, Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, aux pp. 366 à 368; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 155 et 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 499 et 500. Dans le contexte linguistique, pour tenir vraiment compte de l'objet visé, il importe de prendre en considération les dispositions constitutionnelles antérieures aux garanties linguistiques de la Charte, les valeurs fondamentales véhiculées par ces garanties et l'objet de ces dernières, les termes choisis pour énoncer les droits en question, la nature de la Charte et ses objets généraux, ainsi que l'objet et le sens d'autres libertés et droits pertinents garantis par la Charte. C'est ce que je me propose de faire maintenant.
Dans la trilogie de 1986, la Cour suprême fait dépendre l'interprétation des droits linguistiques des circonstances particulières de chaque cas, des conséquences pratiques pouvant découler de ces décisions et également du climat politique du moment , sans véritablement tenir compte de leur objet. Pour la Cour suprême, les droits linguistiques tirent leur origine d'un compromis politique et en conséquence, les tribunaux doivent les interpréter avec beaucoup de retenue, tout en laissant aux législateurs la tâche d'en élargir la portée, s'ils le jugent nécessaire.
Nous pouvons dégager de ces trois décisions un refus de la part de la Cour de reconnaître une dimension collective aux droits linguistiques, les amputant de la sorte de leur aspect le plus important. La conception des droits linguistiques mise de l'avant dans ces décisions se concentre uniquement sur le droit de chaque individu d'utiliser la langue officielle de son choix. Ainsi, l'État n'a aucune obligation de s'adapter aux droits linguistiques du citoyen, car les institutions de l'État et ses représentants ont aussi des droits linguistiques et peuvent choisir de s'exprimer dans la langue officielle de leur choix. La seule obligation de l'État est de ne pas faire obstacle au choix du citoyen qui aurait décidé de s'exprimer dans une langue officielle différente. Or, le plus haut tribunal du pays refusait ainsi de reconnaître que l'usage d'une langue est une nécessité sociale et morale qui, dans un contexte minoritaire, est vécue dans des conditions bien particulières.
La Cour suprême procédait donc à une hiérarchisation des droits fondamentaux. Elle indiquait clairement que certains droits sont plus importants que d'autres. Pour la Cour, les droits linguistiques, puisqu'ils tirent leur origine d'un compromis politique sont essentiellement des droits politiques. D'ailleurs, cette perception de la nature politique des droits linguistiques est toujours présente aujourd'hui. Pour les tenants de cette perception, les droits linguistiques sont, ni plus, ni moins qu'une réponse à une demande d'accommodement. Or, la langue ne doit pas seulement être considérée comme un moyen ou un mode d'expression ou de communication. Elle est doit être perçue comme un phénomène culturel et donc collectif. Elle fait partie intégrante de l'identité de la personne et de la culture du peuple qui la parle. C'est le moyen par lequel les individus se comprennent eux-mêmes et comprennent le milieu dans lequel ils vivent.
La langue fournit à l'individu une base pour l'appartenance à un groupe ou à une communauté. La reconnaissance de droits linguistiques va donc bien au-delà de la simple reconnaissance du droit individuel de communiquer avec les instances gouvernementales dans la langue officielle de son choix. Elle touche à la reconnaissance de la collectivité qui regroupe les personnes qui parlent cette langue. Cependant, la retenue judiciaire proposée par la Cour suprême dans la trilogie ne reconnaît pas ce rôle particulier de la langue et de la culture pour une communauté minoritaire.
3. UN NOUVEAU DÉPART
L'approche restrictive proposée dans la trilogie de 1986 en matière d'interprétation des droits linguistiques sera, par la suite, nuancée dans plusieurs arrêts . Dans ces décisions, la Cour suprême réaffirmera l'importance des droits linguistiques comme soutien des collectivités de langue officielle et de leur culture, et fondera ses conclusions sur une interprétation large de ces droits, en tenant compte de leur objet. Toutefois, elle n'ira pas jusqu'à remettre en question les principes du compromis politique et de la retenue judiciaire. Pour ce faire, il faudra attendre encore quelques années et les décisions de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi sur la sécession du Québec , Beaulac c. R. et Arsenault Cameron et al. c. Gouvernement de l'Île du Prince Édouard .
A. Renvoi sur la sécession du Québec
Bien que le Renvoi ne soit pas, à proprement parlé, une décision portant sur les droits linguistiques, elle constitue néanmoins une décision incontournable pour ceux et celles qui s'intéressent à la question.
Dans le Renvoi, la Cour suprême indique que la Constitution canadienne est fondée sur quatre principes directeurs fondamentaux : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des droits des minorités. Ces principes « inspirent et nourrissent le texte de la Constitution : ils en sont les prémisses inexprimées » . La Cour précise que ces principes ont dicté des aspects majeurs de la structure constitutionnelle canadienne; ils en sont la « force vitale » . Ils « guident l'interprétation du texte et la définition des sphères de compétence, la portée des droits et obligations ainsi que le rôle de nos institutions politiques. » Tout aussi important « le respect de ces principes est indispensable au processus permanent d'évolution et de développement de notre Constitution, cet « arbre vivant » ».
Ces principes ne sont pas simplement descriptifs, ils sont aussi investis d'une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements. Bien qu'ils ne soient pas expressément énoncés dans la Constitution, ils peuvent, en vertu d'une disposition écrite, donner naissance à des obligations juridiques substantielles qui fixent des limites importantes à l'action des gouvernements.
Sans vouloir minimiser l'importance des trois autres principes directeurs, nous nous intéresserons, aux fins du présent exercice, uniquement au principe relatif aux droits des minorités.
Le principe relatif aux droits des minorités tire son origine de la protection des droits des minorités religieuses en matière d'éducation garantie par l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 et des dispositions de la Charte relatives à la protection des droits linguistiques et des droits à l'éducation des minorités. En ce qui a trait à la Charte, la Cour précise qu'« [i]l ne fait aucun doute que la protection des minorités a été un des facteurs clés qui ont motivé l'adoption de la Charte et le processus de contrôle judiciaire constitutionnel qui en découle. » La Cour reconnaît « qu'une constitution peut chercher à garantir que des groupes minoritaires vulnérables bénéficient des institutions et des droits nécessaires pour préserver et promouvoir leur identité propre face aux tendances assimilatrices de la majorité. »
La Cour précise également que les dispositions constitutionnelles protégeant les droits linguistiques, religieux et scolaires des minorités sont le résultat d'un compromis historique. Toutefois, contrairement à ce qu'elle avait énoncé dans la trilogie de 1986, la Cour suprême souligne que même si ces dispositions découlent de négociations et de compromis politiques, cela ne signifie pas qu'elles ne sont pas fondées sur des principes :
Bien au contraire, elles sont le reflet d'un principe plus large lié à la protection des droits des minorités. Les trois autres principes constitutionnels ont sans aucun doute une incidence sur la portée et l'application des garanties protégeant spécifiquement les droits des minorités. Nous soulignons que la protection de ces droits est elle-même un principe distinct qui sous-tend notre ordre constitutionnel. Ce principe se reflète manifestement dans les dispositions de la Charte relatives à la protection des droits des minorités.
La Cour tient aussi à rappeler que, loin d'être un principe inventé avec l'adoption de la Charte en 1982, la protection des minorités fait partie de notre histoire :
Il ne faut pas oublier pour autant que la protection des droits des minorités a connu une longue histoire avant l'adoption de la Charte. De fait, la protection des droits des minorités clairement été un facteur essentiel dans l'élaboration de notre structure constitutionnelle même à l'époque de la Confédération [...] Même si le passé du Canada en matière de défense des droits des minorités n'est pas irréprochable, cela a toujours été, depuis la Confédération, un but auquel ont aspiré les Canadiens dans un cheminement qui n'a pas été dénué de succès. Le principe de la protection des minorités continue d'influencer l'application et l'interprétation de notre Constitution.
La Cour suprême ne précise pas qu'elles pourraient être la nature et l'étendue de la protection que ce principe accorde aux minorités. En conséquence, rien n'indique que les minorités visées par ce principe pourront utiliser celui-ci pour étendre leurs droits au-delà des protections qui leur sont déjà accordées par les textes écrits.
Dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale , la Cour avait d'ailleurs apporté une réserve importante à la reconnaissance de ces principes constitutionnels. Elle avait rappelé que ces principes ne sont pas une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution. Le juge en chef Lamer indique clairement :
Toutefois, je tiens à ajouter une mise en garde. Comme je l'ai dit dans l'arrêt New Brunswick Broadcasting, […] l'histoire constitutionnelle du Canada peut être considérée, en partie, comme une évolution « qui a abouti à la suprématie d'une constitution écrite définitive ». La préférence pour une Constitution écrite repose sur bon nombre de raisons importantes, particulièrement la certitude du droit et, par ce moyen, la légitimité du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution.
Dans le Renvoi, la Cour insiste également sur l'importance de la primauté de la Constitution écrite. Selon elle, une constitution écrite favorise la certitude et la prévisibilité juridiques et fournit « les fondements et la pierre de touche du contrôle judiciaire en matière constitutionnelle. »
Or, si les principes sous-jacents peuvent être utiles comme guide pour l'interprétation du texte écrit de la Constitution, peuvent-ils également être utilisés à d'autres fins, par exemple, pour combler les lacunes du texte écrit? Dans ce cas, il faudra forcément démonter, premièrement, qu'il existe des lacunes dans les termes exprès du texte constitutionnel et, deuxièmement, qu'il est nécessaire de combler ces lacunes afin de donner force à la logique qui sous-tend ce texte. Finalement, nous pouvons également nous demander si les principes sous-jacents peuvent aussi constituer un fondement indépendant sur lequel la validité d'une action gouvernementale peut être attaquée?
La Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt Lalonde et al. c. Commission de restructuration des services de santé , la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick, dans l'arrêt Charlebois c. Mowatt et la Ville de Moncton et la Cour d'appel du Québec dans l'arrêt Baie-d'Urfé (Ville de) c. Québec (P.G.) se sont penchées sur la portée du principe de la protection des minorités, avec des résultats sensiblement différents dans chaque cas.
Dans l'arrêt Lalonde, mieux connu sous le nom de l'affaire Montfort, la Cour d'appel de l'Ontario fait remarquer que le principe « de la protection des minorités » est une caractéristique structurelle fondamentale de la Constitution canadienne et qu'il « explique et transcende à la fois les droits des minorités expressément garantis dans le texte de la Constitution. »
Ainsi, lorsqu'un tribunal fait appel aux principes non écrits pour attaquer la validité d'une loi ou d'une action gouvernementale, ces principes peuvent, selon la Cour d'appel ontarienne, légitimement être considérés comme étant issus du texte de la Constitution. La Cour d'appel précise:
[…] lorsque les principes structurels engendrent des droits permettant d'attaquer la validité d'une loi, ils sont fondés sur le texte de la Constitution. Même s'ils ne sont pas expressément énoncés dans le texte de la Constitution, ces droits ressortent du texte lorsqu'il est compris et interprété dans son contexte juridique, historique et politique complet et approprié. Employés de cette manière, les principes non écrits ou structurels permettent aux tribunaux de dégager tout le sens de la Constitution et d'étoffer ses dispositions, comme l'explique le juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif aux juges provinciaux, à la p. 69, même au point d'autoriser les tribunaux à « combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel. »
Les tribunaux peuvent donc s'appuyer sur les principes non écrits pour combler les vides laissés par le texte écrit en « définissant ce qui […] constitue le meilleur ou le plus légitime ensemble de normes constitutionnelles à rajouter au texte existant. »
Dans l'arrêt Lalonde, les principes non écrits sont cependant utilisés afin de statuer sur la validité d'une décision discrétionnaire touchant le rôle et la fonction d'une institution existante prise par un organisme créé par la loi et mandaté, par celle-ci, pour agir dans l'intérêt public :
Les valeurs constitutionnelles fondamentales ont une force juridique normative. Même si le texte de la Constitution ne contient pas expressément un droit spécifique susceptible d'être sanctionné par les tribunaux, les valeurs constitutionnelles doivent être prises en compte dans l'évaluation de la validité ou de la légalité d'une action gouvernementale. C'est là un principe bien ancré dans notre droit. Avant l'avènement de la Charte et l'enchâssement constitutionnel des droits et libertés, il ne faisait aucun doute que ces mêmes droits étaient des valeurs constitutionnelles fondamentales. Même s'ils n'avaient pas été cristallisés par leur inscription et leur formulation expresse dans la Constitution, ils étaient régulièrement utilisés par les tribunaux pour interpréter la loi et pour apprécier la légalité d'un acte de l'administration.
Les principes non écrits auront donc un effet sur les actions prises par l'administration. En conséquence, concernant les questions d'ordre linguistique, les autorités doivent dans leur prise de décisions, en raison du principe de la protection des minorités, accorder une importance suffisante à la promotion et à la préservation de la culture de la minorité linguistique.
Pour sa part, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick utilisera le principe de la protection des minorités dans l'affaire Charlebois No 1 à une autre fin. Il s'agissait dans cette affaire d'une contestation de la validité d'un règlement municipal adopté par la ville de Moncton en anglais seulement. La contestation était fondée sur les paragraphes 16(2) et 18(2), ainsi que sur l'article 16.1 de la Charte. Le paragraphe 16(2) reconnaît le français et l'anglais comme les langues officielles du Nouveau-Brunswick et leur égalité de statut, de droits et de privilèges quant à leur usage au sein des institutions provinciales. L'article 16.1 a été ajouté par l'entremise d'une modification constitutionnelle en 1993 et déclare, entre autres, que les communautés linguistiques française et anglaise de la province ont un statut et des droits et privilèges égaux.
Dans cette affaire, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick aura une approche quelque peu différente de celle de la Cour d'appel de l'Ontario quant à l'utilisation qui peut être fait des principes fondamentaux non écrits de la Constitution.
La Cour d'appel du Nouveau-Brunswick admet que les principes non écrits ont dicté des aspects majeurs de la structure constitutionnelle canadienne et qu'ils en sont donc la force vitale . Pour la Cour d'appel la conclusion que l'on peut tirer du Renvoi c'est que ces principes sont utiles à l'interprétation des droits linguistiques et peuvent être utilisés pour préciser le texte écrit de la Constitution.
Je crois qu'il est important de préciser l'utilisation que cette Cour entend faire dans le présent appel des principes directeurs énoncés dans le Renvoi sur la sécession du Québec, y compris celui du respect des droits des minorités. Certaines des intervenantes qui appuient la thèse défendue par l'appelant de l'invalidité des arrêtés municipaux unilingues de la ville de Moncton ont invoqué le passage de l'arrêt précité (par. 54) qui dit que les "principes constitutionnels sous-jacents peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont plein effet juridique ...) qui posent des limites substantielles à l'action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises. Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d'une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements". Ces intervenantes ont aussi invoqué l'affaire Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé) (1999), 181 D.L.R. (4e) 263 (C.S.); [2001] O.J. No. 4768 (C.A.), en ligne : Quicklaw (OJ) pour soutenir l'argument que les tribunaux doivent au besoin intervenir pour assurer la protection contre l'action gouvernementale qui ne tiendrait pas compte du principe sous-jacent relatif au respect des droits des minorités. Bref, l'inconstitutionnalité est fondée sur la seule prétention que l'action gouvernementale porte atteinte au principe de la protection des minorités .
Pour la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick, la thèse voulant qu'une action gouvernementale puisse être annulée parce qu'elle ne respecte pas le principe de la protection des minorités ne peut être retenue. Selon la Cour :
La Cour suprême a expressément reconnu […] que ces principes sous-jacents de la Constitution peuvent être utilisés pour combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel. En l'espèce, il ressort clairement des arguments de l'appelant et des intervenantes qu'ils invoquent le principe sous-jacent de la protection des minorités énoncé dans le renvoi précité pour préciser l'expression "lois de la Législature" utilisée au para. 18(2) et pour en favoriser une interprétation large et généreuse. Selon ma compréhension de l'effet des déclarations de la Cour suprême relatives à l'utilisation de ces principes, j'estime que l'argument selon lequel ce principe non écrit et sous-jacent peut également servir de fondement, indépendamment de tout texte constitutionnel, à une demande de contrôle judiciaire afin de faire invalider l'action gouvernementale est peu convaincant.
Ainsi, les principes directeurs peuvent servir à l'interprétation des textes, mais non à la création de droits en dehors de ces textes.
La Cour d'appel du Québec dans l'arrêt Baie-d'Urfé suivra, en quelque sorte, la même logique que celle adoptée par la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick. Cette décision portait sur la contestation de la décision gouvernementale de forcer la fusion de plusieurs municipalités de l'Île de Montréal, dont certaines municipalités de langue anglaise. Les requérants dans cette affaire, des représentants de la communauté anglophone, invoquaient les principes non écrits, dont notamment celui de la protection des minorités « pour mettre de côté la compétence des provinces et enchâsser dans la Constitution de nouvelles obligations linguistiques en matière municipale » . Selon la Cour d'appel du Québec, les requérants ignorent ainsi l'importance de la réserve formulée par la Cour suprême qui prévoit que la reconnaissance des principes non écrits ne peut être interprétée comme constituant une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution . Pour la Cour d'appel « ces principes non écrits ne peuvent pas être opposés à un texte constitutionnel écrit pour le contredire ou le vider complètement de sa substance » . Le principe de protection des minorités n'a pas pour effet de conférer un droit à des institutions pour la protection des minorités, lorsque ce droit n'est pas protégé, par ailleurs, dans la Constitution .
La Cour suprême sera certainement appelée à trancher la question sur la véritable portée de ces principes non écrits. Toutefois, pour l'instant, nous pouvons tirer une conclusion de notre lecture des trois décisions qui précèdent que la logique des Cours d'appel, dans chacune de celles-ci, n'est peut-être pour aussi contradictoire qu'elle puisse le paraître à première vue. Nous pouvons disposer plus facilement de la décision de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick puisque l'utilisation qu'elle fait du principe de la protection des minorités est conforme au rôle traditionnel de ces principes, à savoir qu'ils servent à interpréter le texte écrit de la constitution. Dans la décision Baie-d'Urfé, les requérants ne contestaient pas la validité d'une loi qui empièterait sur les droits de la minorité linguistique. Ils exigeaient plutôt la reconnaissance d'une institution, une municipalité à caractère linguistique, qui n'existe pas dans le cadre constitutionnel. Alors que dans l'arrêt Lalonde, la Cour d'appel ontarienne était demandée de statuer sur la validité d'une décision discrétionnaire touchant le rôle et la fonction d'une institution existante, l'hôpital Montfort, prise par un organisme créé par la loi et mandaté pour agir dans l'intérêt du public. Une analyse de ces décisions montre bien qu'il n'y a rien d'irréconciliable dans celles-ci, autre le fait que les principes non écrits y sont invoqués à chaque fois pour différentes raisons et à des fins différentes.
B. Beaulac c. R.
Dans l'arrêt Beaulac , la Cour suprême saisit l'occasion qui lui est offerte pour remettre de l'ordre dans les principes d'interprétation des droits linguistiques.
Dans un jugement majoritaire, rendu par le juge Bastarache, la Cour suprême fait le constat suivant relativement au principe de la progression vers l'égalité linguistique:
[…] Le principe de la progression n'épuise toutefois pas l'art. 16 qui reconnaît officiellement le principe de l'égalité des deux langues officielles du Canada. Il ne limite pas la portée de l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles.
[…] Je conviens que l'existence d'un compromis politique n'a aucune incidence sur l'étendue des droits linguistiques. L'idée que le par. 16(3) de la Charte, qui a officialisé la notion de progression vers l'égalité des langues officielles du Canada exprimée dans l'arrêt Jones, précité, limite la portée du para. 16(1) doit également être rejetée. Ce paragraphe confirme l'égalité réelle des droits linguistiques constitutionnels qui existent à un moment donné.
Le paragraphe 16(3) officialise donc la notion de « progression » vers l'égalité des langues officielles au Canada. Il confirme, entre autres, l'égalité réelle des droits linguistiques constitutionnels qui existent à un moment donné. Il devrait normalement s'ensuivre qu'un recul dans la « progression » vers l'«égalité réelle» des deux langues officielles affecte cette « égalité réelle » des droits linguistiques constitutionnels.
Dans l'arrêt Beaulac, la Cour suprême précise également que dans la mesure où il préconise une interprétation restrictive des droits linguistiques, l'arrêt Société des Acadiens doit être écarté . Ainsi, les droits linguistiques doivent-ils recevoir des tribunaux une interprétation large et généreuse et ils doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada .
La mise en œuvre des droits linguistiques exige des mesures gouvernementales et crée des obligations pour l'État. L'État a le devoir de prendre des mesures positives pour mettre en oeuvre les garanties linguistiques qu'il a reconnues et affirmer le rôle distinct de ceux-ci qui visent « à protéger les minorités de langue officielle du pays et à assurer l'égalité de statut du français et de l'anglais(…)» Le juge Bastarache souligne que le principe d'égalité n'a pas en droit linguistique un sens restreint, mais doit recevoir son sens véritable : « En ce qui concerne les droits existants, l'égalité doit recevoir son sens véritable. Notre Cour a reconnu que l'égalité réelle est la norme applicable en droit canadien» . Ainsi, en instaurant le bilinguisme institutionnel, il s'agit pour l'État d'assurer un accès égal à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles.
La Cour ajoute que l'exercice de droits linguistiques n'a rien d'exceptionnel et ne peut être considéré comme une réponse à une simple demande d'accommodement . Il exige donc un engagement concret de la part de l'appareil étatique tant sur le plan financier qu'administratif.
Pour ce qui est de l'argument selon lequel les droits linguistiques découleraient d'un compromis politique, le juge Bastarache fait remarquer que les articles 7 à 15 de la Charte résultent aussi d'un compromis politique. Toutefois, rien dans l'histoire constitutionnelle du Canada ne justifie que l'on donne une interprétation restrictive à ces droits. Il conclut que l'existence d'un compromis politique n'a donc aucune incidence sur l'étendue des droits linguistiques .
Un peu plus loin, il ajoute, au sujet de la nature des droits linguistiques :
[…] qu'il n'existe pas de contradiction entre la protection de la liberté individuelle et de la dignité personnelle et l'objectif plus étendu de reconnaître les droits des collectivités de langue officielle. L'objectif de protéger les minorités de langue officielle, exprimé à l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles, est atteint par le fait que tous les membres de la minorité peuvent exercer des droits indépendants et individuels qui sont justifiés par l'existence de la collectivité. Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis…
Autrement dit, la protection des droits linguistiques vise un objectif qui n'est pas différent de celui que cherche à atteindre la protection des autres droits fondamentaux reconnus par la Charte, et ils ne devraient donc pas recevoir de la part des tribunaux un traitement différent.
Malgré les enseignements clairs de la Cour suprême dans l'arrêt Beaulac, plusieurs tribunaux ont hésité à prendre le tournant préconisé, aimant mieux l'approche restrictive et moins engageante socialement et politiquement que propose la trilogie de 1986. Par exemple, dans l'arrêt Baie-d'Urfé, la Cour d'appel du Québec a jugé opportun de s'appuyer sur la vieille trilogie de 1986 voulant que les droits linguistiques soient le résultat d'un compromis politique et qu'il n'appartienne pas aux tribunaux, sous le couvert de l'interprétation, d'améliorer ce compromis constitutionnel historique, d'y ajouter ou de le modifier . La Cour d'appel a bien évidemment repris, les énoncés de la Cour suprême dans les arrêts Beaulac et Arsenault-Cameron selon lesquels les droits linguistiques doivent être interprétés en fonction de leur objet, mais elle ajoute :
Les appelants se méprennent lorsqu'ils prétendent que la Cour suprême nous incite maintenant à mettre de côté les principes précédemment exposés. La Cour suprême, dans l'arrêt Beaulac, énonce que ce sont les droits linguistiques expressément prévus qui doivent recevoir une interprétation large et libérale. Il faut par conséquent replacer la décision Beaulac dans le contexte où la Cour devait se prononcer sur l'étendue de droits linguistiques spécifiquement prévus par l'article 530 du Code criminel.
[…]
En concluant que les droits linguistiques doivent être interprétés de façon généreuse et compatible avec leur objet, la Cour suprême n'a pas pour autant mis à l'écart le principe qu'il n'appartenait pas aux tribunaux d'ajouter au compromis politique sur les droits linguistiques.
Logique dangereuse et qui pourrait être interprétée comme une tentative de faire renaître le raisonnement de la trilogie de 1986.
C. Arseneault-Cameron c. Île du Prince Édouard
Bien que l'arrêt Arsenault-Cameron porte sur le droit à l'instruction dans la langue de la minorité garanti à l'article 23 de la Charte, la Cour suprême y saisit l'occasion de préciser sa nouvelle approche à l'égard de l'interprétation des droits linguistiques.
Au nom cette fois d'une Cour suprême unanime, les juges Major et Bastarache ont tenu à reprendre la conclusion de la Cour dans l'arrêt Beaulac. En effet, la Cour suprême y réaffirme que le fait que les droits linguistiques découlent d'un compromis politique n'est pas une caractéristique attachée uniquement à ces droits et n'a aucune incidence sur leur portée. Ce faisant, la Cour suprême a confirmé le principe énoncé dans l'arrêt Beaulac, selon lequel, les droits linguistiques doivent, dans tous les cas, être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada.
La Cour suprême fait remarquer que l'objectif des droits linguistiques est de réparer les injustices passées qu'a subies la collectivité minoritaire. Elle ajoute que, dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire, les autorités gouvernementales doivent tenir compte des exigences de la Charte et accorder une importance suffisante à la promotion et à la préservation de la culture de la minorité linguistique .
La Cour tient également à souligner que l'égalité réelle exige que les minorités de langue officielle soient, si nécessaire, traitées différemment de la majorité en raison de leur situation et de leurs besoins particuliers .
En conséquence, pour se rapprocher de l'idéal de l'égalité réelle, le gouvernement devra, dans chacune de ses actions, tenir compte du contexte et de l'effet de celles-ci sur le groupe minoritaire concerné et s'assurer qu'elles n'auront pas de conséquences néfastes sur celui-ci.
D. Les leçons à tirer de la nouvelle trilogie
Nous pouvons tirer deux conclusions importantes des trois décisions de la Cour suprême que nous venons d'analyser. La première c'est que la doctrine du compromis politique, selon laquelle les garanties linguistiques doivent faire l'objet d'une interprétation stricte, a été abandonnée et remplacée par une approche plus généreuse fondée sur l'objet des dispositions. La deuxième c'est que l'interprétation des droits linguistiques doit être sensible au contexte.
En ce qui concerne la première conclusion, il est clair que la doctrine du compromis politique n'a plus guère d'utilité aujourd'hui puisque le fondement des droits linguistiques est considéré comme étant moral et non politique. Ce qui justifie l'existence de ces droits c'est la préservation d'un patrimoine culturel, d'un mode de vie, d'une sécurité culturelle accordée à la minorité linguistique et la possibilité pour celle-ci de participer pleinement à la vie publique sur un pied d'égalité avec le groupe majoritaire. La démarche interprétative doit, en conséquence, s'accorder avec la nécessité de prendre en compte le but de la garantie qui est, dans tous les cas, le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle.
Les décisions gouvernementales relatives à la minorité ne doivent pas être le simple reflet de celles qui s'appliquent à la majorité, mais doivent tenir compte des besoins particuliers de la communauté en cause. Toute mesure adoptée doit être respectueuse de la culture de la minorité, de ses vulnérabilités et de son contexte.
En ce qui concerne la deuxième conclusion selon laquelle les droits linguistiques doivent faire l'objet d'une interprétation sensible instruit par le contexte qui leur est propre et qui permet que ces droits demeurent des droits vivants et non figés dans le temps, nous en retrouvons un bel exemple dans la décision Charlebois N°1. Dans cette affaire, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick était appelée à interpréter le paragraphe 18(2) de la Charte qui exige l'usage du français et de l'anglais dans les archives et comptes rendus de la législature du Nouveau-Brunswick ainsi que dans l'adoption, l'impression et la publication des ses lois. La Cour devait répondre à la question à savoir si cette obligation s'appliquait également aux municipalités de la province. Or, avant de pouvoir répondre positivement à cette demande, la Cour d'appel avait un obstacle de taille à surmonter. En effet, dans deux décisions, Blaikie N° 1 et Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba , la Cour suprême du Canada avait confirmé que l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba , deux dispositions qui reconnaissent des obligations similaires à celles que nous retrouvons aux articles 17, 18 et 19 de la Charte, avaient une portée identique. De plus, dans l'arrêt Société des Acadiens, la Cour suprême avait tenu à préciser:
Sous réserve de variantes stylistiques mineures, les termes des art. 17, 18 et 19 de la Charte ont été empruntés clairement et délibérément à la version anglaise de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 […] J'estime en conséquence qu'on ne saurait à bon droit trancher cette affaire sans tenir compte de l'interprétation donnée à l'article 133.
Or, dans l'affaire Blaikie N° 2, les parties avaient demandé à la Cour suprême de se pencher spécifiquement sur la question à savoir si l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 s'appliquait aux municipalités québécoises . La Cour suprême avait alors conclu que cette disposition n'imposait aucune obligation à celles-ci. La Cour suprême en arrive également à la même conclusion dans le contexte de l'article 23 dans son opinion dans le Renvoi manitobain de 1992. La Cour d'appel du Nouveau-Brunswick devait donc trouver le moyen de contourner ces deux décisions si elle voulait imposer des obligations sur le plan linguistique aux municipalités néo-brunswickoises.
Dans un jugement fort instructif, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick décrit ainsi l'évolution des droits linguistiques au Nouveau-Brunswick :
Vu l'importance que revêtent dans l'histoire de cette province les interventions législatives et constitutionnelles en matière de droits linguistiques […], il me semble tout indiqué de rappeler, comme l'affirme la jurisprudence canadienne relative aux droits linguistiques, que la reconnaissance du statut des langues officielles est un acte à la fois juridique et politique. Sur le plan politique, la reconnaissance du principe constitutionnel d'égalité des langues officielles au Nouveau-Brunswick est l'expression d'un choix politique fondamental qui découle d'un compromis survenu entre les deux communautés de langue officielle reconnues dans cette province. Sur le plan juridique, il incombe aux tribunaux d'apprécier l'étendue des droits linguistiques garantis dans la Charte en faisant appel tout autant à l'histoire et aux sources de ces droits pour en dégager l'objet et la portée qu'aux textes constitutionnels eux-mêmes. La considération de l'évolution historique des droits de la minorité au Nouveau-Brunswick est l'une des exigences qui ressort de l'application de la méthode d'interprétation large et libérale qu'il convient d'adopter dans la présente affaire.
La Cour d'appel conclut que le contexte historique et législatif ayant mené à l'adoption du para. 18(2) de la Charte est bien différent du contexte qui existait au moment de l'adoption de l'article 133 en 1867. Elle fait référence, entre autres, à l'opinion de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Manitoba) , dans laquelle la Cour avait déclaré que « l'accent mis sur le contexte historique de la langue et de la culture indique qu'il peut bien être nécessaire d'adopter des méthodes d'interprétation différentes dans divers ressorts qui tiennent compte de la dynamique linguistique particulière à chaque province. » Bien qu'il faille tenir compte des décisions de la Cour suprême portant sur l'interprétation des articles 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick ajoute qu'il faut également reconnaître que les contextes historique et politique qui ont mené à l'adoption du par 18(2) de la Charte sont bien différents du contexte qui prévalait lors de l'adoption de ces dispositions. Elle a donc considéré qu'il était justifié d'adopter une interprétation différente du para. 18(2) de la Charte en raison notamment de l'évolution des droits linguistiques au Nouveau-Brunswick.
De plus, à la lumière des arrêts de la Cour suprême dans les affaires Beaulac et Arsenault-Cameron, la Cour d'appel conclu que « le principe énoncé par le juge Beetz dans l'arrêt Société des Acadiens selon lequel l'on doit tenir compte de l'interprétation donnée aux garanties linguistiques prévues à l'art. 133 ne peut vouloir dire que l'on peut passer outre à l'analyse fondée sur l'objet des droits établis dans la jurisprudence […] »
La décision dans Charlebois No 1 illustre bien le fait que les droits linguistiques ne sont pas figés dans un contexte historique et que, bien contraire, ils évoluent en tenant compte des situations particulières. L'interprétation judiciaire fait donc face à la responsabilité de concilier des priorités et intérêts parfois divergents et de ménager l'avenir de chaque communauté linguistique. Ainsi, le contexte social, démographique et historique du Canada ou de la province concernée constitue la toile de fond de l'analyse des droits linguistiques. Celle-ci ne saurait s'effectuer dans l'abstrait, sans égard au contexte qui a conduit à la reconnaissance de ces droits ou aux préoccupations auxquelles leurs modalités d'application actuelles sont censées répondre .
4. LES DÉCISIONS RÉCENTES DE LA COUR SUPRÊME : UNE PROGRESSION OU LE DÉBUT D'UN RECUL?
Cinq décisions de la Cour suprême du Canada retiendront particulièrement notre attention dans cette section, soit les décisions dans les affaires Doucet-Boudreau, Solsky, Charlebois N° 2, Paulin et Desrochers .
i. Doucet-Boudreau
La décision dans l'affaire Doucet-Boudreau aurait facilement pu faire partie de la section précédente, puisqu'elle représente de manière éloquente cette nouvelle conception des droits linguistiques préconisée dans la nouvelle trilogie. Devant la Cour suprême du Canada, la question principale en litige dans cette affaire est de savoir si, après avoir conclu à la violation de l'article 23 de la Charte et après avoir ordonné à la province de faire de son mieux pour fournir des établissements et des programmes d'enseignement homogène de langue française dans des délais déterminés, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse avait le pouvoir de se déclarer compétente pour entendre les comptes rendus de la province sur les efforts qu'elle a déployés pour mettre à exécution la réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte.
Pour répondre à cette question, les juges Iacobucci et Arbour, qui ont rédigé le jugement pour la majorité de la Cour (une majorité de 5 contre 4) , se sont attardés aux principes qui doivent guider les tribunaux dans l'interprétation des droits linguistiques garantis par la Charte. À cet effet, la Cour suprême confirme à nouveau qu'il faut donner à la Charte une interprétation large et libérale et non étroite ou formaliste :
La nécessité de l'interprétation libérale découle du principe de l'interprétation téléologique de la Charte. Bien qu'ils doivent prendre soin de ne pas outrepasser les objets véritables des garanties qu'elle accorde, les tribunaux n'en doivent pas moins éviter de donner à la Charte une interprétation étroite et formaliste susceptible de contrecarrer l'objectif qui est d'assurer aux titulaires de droit l'entier bénéfice et la pleine protection de la Charte.
L'exigence d'une interprétation large et libérale vaut autant pour les réparations fondées sur la Charte que pour les droits qui y sont garantis. Selon le principe d'interprétation téléologique, les dispositions réparatrices doivent être interprétées de manière à assurer « une réparation complète, efficace et utile à l'égard des violations de la Charte… puisqu'un droit, aussi étendu soit-il en théorie, est aussi efficace que la réparation prévue en cas de violation, sans plus. » Les juges d'ajouter que l'interprétation téléologique dans le contexte de la Charte actualise l'ancienne maxime latine « ubi jus, ubi remedium » (là où il y a un droit, il y a un recours) .
Pour la Cour, l'objet des droits linguistiques est de « maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu'elles représentent et [de] favoriser l'épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n'est pas parlée par la majorité. » Elle reprend ainsi l'affirmation qu'elle avait faite dans l'arrêt Mahé voulant que :
…toute garantie générale de droits linguistiques […] est indissociable d'une préoccupation à l'égard de la culture véhiculée par la langue en question. Une langue est plus qu'un simple moyen de communication; elle fait partie intégrante de l'identité et de la culture du peuple qui la parle. C'est le moyen par lequel les individus se comprennent eux-mêmes et comprennent le milieu dans lequel ils vivent.
La Cour fait, par la suite, référence au caractère réparateur des droits linguistiques, lequel a été confirmé dans de nombreuses décisions . Ces droits visent à réparer les injustices passées non seulement en mettant fin à l'érosion progressive des cultures des minorités de langue officielle au pays, mais aussi en favorisant activement leur épanouissement . C'est pourquoi il faut interpréter les droits linguistiques en tenant compte « des injustices passées qui n'ont pas été redressées et qui ont nécessité l'enchâssement de la protection des droits linguistiques de la minorité. »
La Cour suprême rappelle, encore une fois, que le fait que les droits linguistiques découlent d'un compromis politique n'a aucune incidence sur leur nature ou leur importance. Ces droits doivent conséquemment recevoir la même interprétation large et libérale que les autres droits garantis par la Charte .
Selon la majorité de la Cour, les droits linguistiques présentent également une autre caractéristique : ils sont particulièrement vulnérables à l'inaction ou aux atermoiements des gouvernements . Le risque d'assimilation augmente avec les années qui s'écoulent sans que les gouvernements mettent en œuvre leurs obligations en matière linguistique. Si les retards, les tergiversations ou les hésitations sont tolérés, elles permettront aux gouvernements d'éventuellement se soustraire à leurs obligations puisque les communautés pour lesquelles ces droits ont été adoptés auront, soit disparu ou se seront affaiblies à un point tel que l'exercice de ces droits deviendra futile ou leurs mises en œuvre inutiles.
ii. Solsky
L'arrêt Solsky porte sur l'interprétation de l'article 23 de la Charte. La Cour suprême y prend le temps de revenir sur l'historique des droits linguistiques au Canada. Elle souligne, entre autres, qu'avant l'entrée en vigueur des articles 16 à 23 de la Charte, l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 comportaient déjà un embryon de régime linguistique . De plus, elle indique que bien qu'elles n'aient eu aucune valeur constitutionnelle, des mesures législatives de portée considérable avaient été mises en application au niveau fédéral et dans plusieurs provinces pour reconnaître des droits linguistiques aux communautés minoritaires, telles, par exemple, la Loi sur les langues officielles , adoptée par le Parlement du Canada en 1969, ou la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick . Ces ensembles législatifs encadrent des situations qui mettent en jeu non seulement des droits individuels, mais aussi la vie des communautés linguistiques et la perception que celles-ci ont de leur avenir .
La Cour suprême explique également que le fait qu'il existe dans la société canadienne deux niveaux de rapports sociaux et juridiques rend délicat l'effort d'aménagement des droits linguistiques. Il s'agit, d'une part, d'assurer l'épanouissement personnel de chaque membre des minorités et de leurs familles dans chaque province ou territoire et, d'autre part, sur le plan collectif, les questions linguistiques mettent en jeu le développement et la présence des minorités anglophones au Québec et des minorités francophones ailleurs au Canada. Elles mettent aussi inéluctablement en cause la perception que la communauté francophone du Québec a de son avenir au Canada, puisque, majorité au Québec, elle se trouve minoritaire au Canada et encore davantage dans l'ensemble nord-américain. Ajoutons à ce tableau déjà complexe les difficultés graves engendrées par le taux d'assimilation des minorités francophones hors Québec, pour lesquelles les droits linguistiques actuels représentent des acquis récents, chèrement et difficilement obtenus .
La Cour suprême met ainsi en relief les défis que représente l'aménagement linguistique de la société canadienne dont l'objectif est de protéger les communautés minoritaires sur le plan provincial, tout en reconnaissant la vulnérabilité de la langue française, tant au niveau national, que dans la province du Québec où elle est majoritaire. Ces défis, parfois contradictoires, qui continuellement assaillent les fondements mêmes de notre nation, montrent l'importance d'un dialogue ouvert sur ces questions. Pour la communauté minoritaire, la langue est au centre de son sentiment d'appartenance et, si les droits linguistiques sont importants aux plans personnels, ils sont également essentiels afin d'assurer la sécurité linguistique et culturelle de cette communauté. La dimension collective de ces droits devient donc très importante dans la réalisation de l'objet des droits linguistiques qui est d'assurer la survie et le développement des communautés linguistiques.
L'interprétation judiciaire fait donc face à la responsabilité de concilier des perceptions et des intérêts parfois divergents. Ainsi, le contexte social, démographique et historique constituera la toile de fond nécessaire à l'analyse des droits linguistiques. Cette analyse ne saurait s'effectuer dans l'abstrait, sans égard au contexte qui a conduit à la reconnaissance de ces droits ou aux préoccupations auxquelles leurs modalités d'application actuelles sont censées répondre .
La présence de droits linguistiques dans la Constitution canadienne confirme que la nécessité et la volonté d'assurer la permanence et l'épanouissement de communautés linguistiques constituent l'un des objectifs premiers du régime linguistique canadien. Bien que la reconnaissance et la définition de ces droits aient été souvent marquées de difficultés, de conflits et d'échec, la présence de deux communautés linguistiques distinctes au Canada et la volonté de leur faire une place importante dans la vie canadienne doivent constituer l'un des fondements de notre régime fédéral, sinon celui-ci n'a pratiquement pas de raison d'être.
iii. Charlebois N° 2
Dans la décision Charlebois N° 2, une autre décision partagée (5 contre 4), la Cour suprême du Canada rend, pour la première fois depuis la trilogie de 1986, une décision qui pourrait avoir un impact négatif sur le développement futur des droits linguistiques. Dans cette affaire, la Cour était appelée à interpréter le terme « institution » contenu à l'article 22 de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. Elle devait décider si ce terme comprend les municipalités de la province. Dans une décision antérieure , la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick avait conclu que les municipalités étaient des « institutions » de la province au sens des dispositions de la Charte et qu'elles devaient donc se conformer aux obligations linguistiques contenues dans celle-ci.
Dans son jugement majoritaire, la Cour suprême explique que dans la présente affaire deux interprétations opposées sont présentes. D'une part, l'une de ces interprétations fait falloir que le législateur a voulu, en adoptant la disposition en cause , réaliser la progression du bilinguisme judiciaire en étendant son application à toutes les municipalités sans égard à leur population de langue minoritaire . D'autre part, l'autre interprétation prétend que le législateur a décidé d'en étendre l'application aux seuls organismes énumérés dans la définition du mot « institution » à l'art. 1 , laissant aux municipalités le libre choix de se déclarer liées ou non par cette disposition. La majorité de la Cour suprême tient à préciser, avec raison, que la constitutionnalité de ce dernier choix est une question distincte dont elle n'est pas saisie. Toutefois, elle conclut que sur le plan de l'interprétation législative, il est indubitable que le législateur pouvait choisir l'approche plus restrictive et, en l'espèce, elle précise que c'est précisément ce qu'il a fait. D'ailleurs, c'est la seule interprétation qui, selon elle, n'engendre aucune conséquence illogique ou incohérente lorsque la disposition est lue dans le contexte de la Loi dans son ensemble.
Tout en s'appuyant sur les principes énoncés dans l'arrêt Beaulac, voulant que dans tous les cas une interprétation libérale et téléologique des garanties linguistiques constitutionnelles et des droits linguistiques d'origine législative s'impose, la majorité constate que cela ne signifie pas que les règles ordinaires d'interprétation législative n'ont pas leur place . La majorité de la Cour semble donc, après avoir énoncé le principe de l'arrêt Beaulac, le reléguer promptement à un rôle de simple figurant.
Dans Charlebois No 2, ce qui est en cause c'est l'utilisation qui peut être faite des valeurs de la Charte comme outil pour interpréter les dispositions d'une loi linguistiques à caractère quasi-constitutionnel. Dans l'arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex , la Cour suprême avait précisé les limites de cette approche. Elle avait, entre autres, rappelé que :
[d]ans la mesure où notre Cour a reconnu un principe d'interprétation fondé sur le respect des « valeurs de la Charte », ce principe ne s'applique uniquement qu'en cas d'ambiguïté véritable, c'est à dire lorsqu'une disposition législative se prête à des interprétations divergentes, mais par ailleurs tout aussi plausibles l'une que l'autre.
Dans la décision Charlebois N° 2 , la Cour ajoutera :
Dans le contexte de la présente affaire, le recours à cet outil [le respect des « valeurs de la Charte] illustre bien comment son utilisation abusive peut effectivement court-circuiter l'examen judiciaire de la constitutionnalité de la disposition législative. Elle risque de fausser l'intention du législateur et de le priver de la possibilité de justifier une éventuelle atteinte aux droits garantis par la Charte comme étant une limite raisonnable au sens de l'article premier. À cet égard, le juge Daigle [de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick] s'est fondé sur les bonnes règles de droit et a conclu à juste titre, au para. 58, que l'analyse contextuelle et téléologique de la LOI "a dissipé toute ambiguïté quant au sens de l'expression "institution"". En l'absence de toute autre ambiguïté, les valeurs de la Charte n'ont aucun rôle à jouer.
La majorité dans Charlebois No 2 suit donc l'approche proposée dans BellExpressVu et n'accepte pas que les valeurs de la Charte puissent éclairer le sens à donner à l'expression « institution » que nous retrouvons à l'article 22 de la Loi.
À notre avis, quelques commentaires s'imposent quant à cette conclusion de la Cour. La Cour semble avoir confondu, d'une part, la règle générale d'interprétation d'une loi et, d'autre part, la règle du recours au principe d'interprétation fondé sur le respect des "valeurs de la Charte". De plus, quoique la majorité de la Cour suprême ait reconnu les assises constitutionnelles de la Loi, elle semble par la suite omettre de leur donner effet.
Comme la majorité de la Cour, nous reconnaissons que la règle du recours au principe d'interprétation fondé sur le respect des "valeurs de la Charte" a été clarifiée dans l'affaire Bell ExpressVu. Toutefois, cette clarification ne devrait pas empêcher le recours aux valeurs et aux principes consacrés par la Charte pour faire ressortir l'intention du législateur vis-à-vis une loi incorporant par renvoi les valeurs et les principes de la Charte et facilitant la mise en œuvre des droits qui y sont garantis.
De plus, il est important de rappeler que l'affaire Bell ExpressVu soulevait la question de savoir si l'alinéa 9(1)c) de la Loi sur la radiocommunication , qui est ni une loi quasi-constitutionnelle, ni une loi garantissant, mettant en œuvre ou facilitant la mise en œuvre de droits constitutionnels ou quasi constitutionnels, avait pour effet d'interdire le décodage des signaux encodés émanant de radiodiffuseurs américains. La Cour s'était alors exprimée ainsi:
Les textes législatifs sont l'expression de la volonté du législateur. […] Plus précisément, lorsqu'une loi est en jeu dans une instance judiciaire, il incombe au tribunal (sauf contestation fondée sur des motifs d'ordre constitutionnel) de l'interpréter et de l'appliquer conformément à l'intention souveraine du législateur. À cet égard, bien qu'on affirme parfois qu'[TRADUCTION] "il convient que les tribunaux privilégient les interprétations tendant à favoriser les principes et les valeurs consacrés par la Charte plutôt que celles qui n'ont pas cet effet" (Sullivan, op. cit., p. 325), il importe de souligner le fait que, dans la mesure où notre Cour a reconnu un principe d'interprétation fondé sur le respect des "valeurs de la Charte", ce principe ne s'applique uniquement qu'en cas d'ambiguïté véritable, c'est-à-dire lorsqu'une disposition législative se prête à des interprétations divergentes, mais par ailleurs tout aussi plausibles l'une que l'autre. (C'est nous qui soulignons.)
Or, nous sommes d'avis que malgré la décision dans Bell ExpressVu, il est opportun de rappeler l'importance d'identifier et de tenir compte des valeurs et des principes consacrés par la Charte pour faire ressortir l'intention du législateur dans une situation telle celle qui se présentait dans Charlebois No 2, où il existe une relation symbiotique entre la Charte et la Loi . Par exemple, l'interprétation d'une disposition d'une loi sur l'éducation incorporant par renvoi les catégories de parents ayant droit de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité, à savoir les catégories prévues aux paras. 23(1) et 23(2) de la Charte, ne pourrait se faire sans tenir compte de l'objet et de l'esprit de l'article 23 de la Charte. Pourquoi cela serait-il différent pour les autres droits reconnus dans la Charte?
À notre avis, le recours aux valeurs et aux principes consacrés par la Charte pour faire ressortir l'intention du législateur constitue une démarche complètement distincte de l'application de la présomption d'interprétation fondée sur le respect des "valeurs de la Charte", laquelle ne survient qu'en cas d'ambiguïté véritable, c'est-à-dire lorsqu'une disposition législative se prête à des interprétations divergentes, mais par ailleurs tout aussi plausibles l'une que l'autre. Par ailleurs, même si nous acceptions la logique de la majorité de la Cour suprême, il est intéressant de noter que dans sa décision dans Charlebois No 2, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick avait constaté que la définition de l'expression "institution" à l'article 1 de la Loi n'incluait pas explicitement les "municipalités" et les "cités", mais elle avait également conclu que, eu égard à sa décision dans l'affaire Charlebois No 1 et à une analyse similaire qui y est faite concernant l'utilisation de l'expression "institution" dans le paragraphe 16(2) de la Charte, l'interprétation voulant que cette expression utilisée à l'article 22 de la Loi inclut les municipalités est tout à fait « plausible » . En décidant que cette interprétation est plausible, ne satisfait-on pas le critère énoncé dans Bell ExpressVu et n'est-il pas approprié, dans ce cas, de faire appel aux valeurs de la Charte pour interpréter la disposition? Ni la Cour d'appel, ni la Cour suprême ne donnent de réponse à cette question.
Selon le juge Bastarache, qui a rédigé les motifs pour les juges dissidents, la difficulté que pose la présente affaire, tient à l'imprécision de l'article des définitions et à la structure de la Loi . En ce qui concerne l'imprécision, il constate qu'il « est étonnant que le mot 'institution' renvoie aux termes mêmes que la Cour d'appel définit dans sa décision [dans Charlebois N° 1], alors que la Loi donne une autre définition du mot 'municipalité', dans laquelle ne figure pas le terme 'institution' » .
Le juge Bastarache est d'avis que « dans le contexte particulier de la présente affaire, il y a plutôt lieu de présumer que le législateur n'aurait pas choisi de faire part indirectement de sa décision de ne pas tenir compte de la définition donnée dans l'arrêt [Charlebois N° 1], l'arrêt même qui l'avait obligé à modifier la [Loi sur les langues officielles]. » Il ajoute par la suite qu'« il aurait été préférable que la Cour d'appel adopte une attitude positive et vérifie s'il était nécessaire de limiter la portée du terme nouvellement défini à la lumière des difficultés soulevées par la façon dont la [Loi sur les langues officielles] est rédigée. »
Le juge Bastarache rappelle que dans l'arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, la juge Wilson avait souligné l'existence d'une incohérence manifeste entre le droit à l'égalité et le droit à des services limités, garantis respectivement par les par. 16(1) et 20(1) de la Charte. Selon elle, pour éliminer cette incohérence, il fallait non pas limiter la portée du par. 16(1), mais considérer que le para. 16(3) « constitutionnalise un engagement social à favoriser ce développement » . Le juge Bastarache fait remarquer que la solution proposée par la juge Wilson consistait non pas à neutraliser le principe de développement énoncé au par. 16(3), mais à interpréter les deux dispositions en fonction du statut particulier des langues officielles.
Il constate qu'à l'instar de la juge Wilson, la Cour d'appel de l'Ontario avait déjà fait remarquer que le para. 16(3) de la Charte constitue un facteur important pour déterminer les règles d'interprétation applicables aux droits quasi constitutionnels . Le juge Bastarache en tire donc la conclusion que cette approche sert de modèle pour l'interprétation des droits linguistiques, spécialement en cas de conflit et d'ambiguïté manifestes. Il poursuit :
Selon cette approche, la première étape consiste non pas à interpréter les garanties de manière atténuante afin d'éliminer les incohérences, mais à donner un sens logique au régime global en tenant compte de l'impératif constitutionnel d'interpréter de manière téléologique les droits linguistiques de manière à promouvoir les principes d'égalité et de protection des minorités. Il y a bilinguisme institutionnel lorsque des droits sont accordés au public et que des obligations correspondantes sont imposées aux institutions (voir l'arrêt Beaulac, par. 20 22). Aucun droit n'est accordé comme tel aux institutions. (C'est nous qui soulignons.)
Le fait qu'aucun droit linguistique n'est accordé aux institutions de l'État est un rappel important, car il marque de manière significative, la séparation entre la logique qui prévalait dans les décisions de la trilogie de 1986 et celle qui devrait prévaloir depuis la décision dans l'affaire Beaulac. Nous pouvons par ailleurs nous poser la question, si la majorité avait oublié ce changement important ou si sa décision marque le début d'une nouvelle approche à l'interprétation des droits linguistiques?
Le juge Bastarache poursuit en rappelant que les principes d'interprétation applicables sont énoncés dans l'arrêt Beaulac, décision qui portait d'ailleurs sur l'interprétation d'une loi créant des droits linguistiques plus étendus que ceux prescrits par la Constitution. Il ajoute que « lorsque le législateur élargit la protection des droits des minorités, la Cour ne doit pas recourir à une interprétation restrictive pour éliminer les incohérences manifestes de la loi. Elle doit plutôt chercher un sens qui soit compatible avec la protection des minorités et l'égalité des droits entre les deux langues officielles et les communautés linguistiques, et qui soit autant que possible conciliable avec le libellé de la mesure législative » .
Le juge Bastarache tient cependant à rappeler que les règles ordinaires d'interprétation législative ont toujours leur place dans l'interprétation des droits linguistiques. Toutefois, il ajoute que le contexte législatif et la présomption de respect de la Charte revêtent dans ces cas une importance particulière. Il souligne qu'en l'espèce, le législateur avait voulu donner suite à une décision, Charlebois N° 1, qui assujettissait les municipalités du Nouveau-Brunswick aux obligations linguistiques destinées à promouvoir l'égalité des langues officielles et des communautés linguistiques officielles de cette province. Il précise qu'il n'est pas souhaitable d'écarter cette intention « à cause d'une qualité de rédaction imparfaite » .
Il ajoute que dans l'arrêt Beaulac, la Cour a clairement dit que, dans le contexte du bilinguisme institutionnel, les dispositions linguistiques doivent être considérées non pas comme une source d'accommodements ou de privilèges, mais comme créant des droits positifs qui génèrent un devoir d'offrir les moyens de les exercer . Dans l'arrêt Beaulac, la Cour avait ajouté : « Quand on instaure le bilinguisme institutionnel dans les tribunaux, il s'agit de l'accès égal à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles au Canada. » Le juge Bastarache de conclure que ce passage invite la Cour à donner un sens au bilinguisme institutionnel .
Pour le juge Bastrache, la majorité de la Cour suprême ainsi que la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick « semble avoir délaissé la méthode dictée par l'arrêt Beaulac et avoir simplement adopté l'interprétation la plus susceptible d'éliminer les incohérences, résultat auquel [elles sont] parvenue[s] en appliquant la règle de l'uniformité d'expression sans dûment tenir compte de la nature de la Loi ». Il poursuit en précisant que cette interprétation est inappropriée pour un certain nombre de raisons :
[P]remièrement, parce que le contexte législatif est toujours un facteur important pour interpréter une loi; deuxièmement, parce que cette interprétation limite la règle de la cohérence interne au besoin d'uniformité d'expression; troisièmement, parce qu'elle surestime cette règle, qui ne constitue qu'une présomption, une présomption "qui n'a pas beaucoup de poids", selon le juge Fauteux dans l'arrêt Sommers c. The Queen, [1959] R.C.S. 678, p. 685. Dans son ouvrage intitulé Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 421, P. A. Côté explique ce qui suit :
Cette présomption est faible d'abord parce qu'elle présuppose un niveau de qualité dans la rédaction qui, de toute évidence, n'est pas toujours atteint. [. . .] Le sentiment que le texte examiné a été rédigé avec plus ou moins de soin contribuera donc à donner plus ou moins d'autorité au principe.
Et il ajoute par la suite :
Cette présomption a donc pour principale utilité d'attirer l'attention sur une probabilité de sens : comme dans tous les cas, c'est le contexte global qui devra être pris en considération pour établir le sens véritable . . .
La majorité de la Cour suprême, en adoptant la logique de la cohérence interne qui exige que le mot "institution" ait le même sens partout dans la Loi, a adopté une approche trop formaliste et qui entre en conflit avec les règles d'interprétation applicables aux droits linguistiques . En interprétant les droits linguistiques, les tribunaux doivent plutôt favoriser l'élargissement des droits et obligations et reconnaître qu'en ce qui concerne certaines institutions les obligations générales ne doivent être limitées que si ces limites sont clairement prescrites ou si elles sont implicites, comme dans le cas où il y a conflit entre une disposition générale et une disposition particulière.
L'importance que les juges minoritaires accordent à l'approche préconisée par la Cour dans l'arrêt Beaulac, diffère grandement de celle de la majorité. L'approche préconisée par la majorité de la Cour suprême semble vouloir nous ramener à l'époque prè-Beaulac, où les tribunaux favorisaient une interprétation étroite, littérale et restrictive des droits linguistiques. Nous ne pouvons que souhaiter que ce changement d'approche ne soit que temporaire et qu'il n'annonce pas une nouvelle période dans laquelle les tribunaux seraient invités à donner une interprétation étroite à ces droits .
iv. Paulin
La décision dans l'affaire Paulin sera la dernière décision de l'honorable Bastarache en tant que juge à la Cour suprême. Il était donc de mise que ce soit une affaire qui porte sur les droits linguistiques et qui provienne de sa province d'origine le Nouveau-Brunswick. Cette affaire visait à déterminer si les membres de la Gendarmerie Royale du Canada ( la "GRC"), une institution fédérale, mais qui joue le rôle de service de police provincial en vertu d'une entente conclue par le Canada et le Nouveau-Brunswick, sont tenus de respecter les obligations linguistiques imposées aux institutions du Nouveau-Brunswick par le para. 20(2) de la Charte lorsqu'ils exercent leurs fonctions en tant qu'agents de police provinciale .
Cette affaire soulevait donc un problème intéressant dans un système fédéral puisqu'il mettait en cause une question portant sur les actions intergouvernementales notamment le cas où les institutions d'un ordre de gouvernement assument les responsabilités d'un autre palier gouvernemental qui est sujet à des obligations linguistiques. Dans le cas présent, si on appliquait la règle fédérale en la matière, les membres de la communauté francophone minoritaire se verraient privés d'un droit qu'elles auraient si le service était offert par une institution provinciale.
L'entente conclue par le Nouveau-Brunswick et le Canada pour les services de la GRC est autorisée par une loi provinciale et une loi fédérale . La loi fédérale permet à la GRC d'assumer les obligations d'un service de police provinciale par l'entremise d'un contrat. La loi provinciale précise, pour sa part, que le gouvernement du Nouveau-Brunswick peut conclure de telles ententes avec la GRC et elle confère aux membres de la GRC toutes les attributions d'un agent de la paix du Nouveau-Brunswick.
Pour la Cour suprême, il ne fait aucun doute que la GRC demeure en tout temps une institution fédérale . Ce principe avait d'ailleurs été confirmé dans une décision de la Cour fédérale, où la Cour avait conclu que la GRC conservait le statut d'institution fédérale même lorsqu'elle agissait en vertu d'un contrat avec une province pour mettre en œuvre les lois de la province . Cette conclusion est importante, car elle empêche une institution fédérale, telle la GRC, de se soustraire aux responsabilités linguistiques découlant du para. 20(1) de la Charte ou de la loi fédérale sur les langues officielles lorsqu'elle joue le rôle de service de police provincial dans une province où il n'existe pas d'obligations linguistiques de cette nature. Cependant, la Cour suprême s'empresse d'affirmer que le fait que la GRC soit et demeure par sa nature et sa constitution une institution fédérale ne répond pas à la question posée en l'espèce .
Se référant aux termes du para. 2(2) de la Loi sur la Police qui prévoit que "[s]ur tout le territoire du Nouveau-Brunswick et lorsqu'il exerce ses fonctions pour le compte de la province, chaque membre de la Gendarmerie royale du Canada [...] est investi de tous les pouvoirs, autorités , privilèges, droits et immunités d'un agent de la paix et d'un constable", la Cour conclut que puisque chaque membre de la GRC est habilité par le législateur du Nouveau-Brunswick à administrer la justice dans la province, il exerce le rôle d'une "institutio[n] de la législature ou du gouvernement" du Nouveau-Brunswick, et est tenu de respecter le para. 20(2) de la Charte .
Il est intéressant de noter que dans Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Canada (Ministère de la Justice) , la Cour fédérale, section de première instance, avait jugé qu'un gouvernement ne pouvait pas adopter de politiques qui feraient obstacle, par suite de la conclusion d'ententes, au respect de droits reconnus. Dans cette affaire, le gouvernement fédéral avait transféré, par contrat, à la province de l'Ontario l'administration de certaines poursuites pénales. En vertu de cette entente, c'est le régime linguistique provincial -- lequel offrait une moins grande protection aux francophones -- qui devenait applicable à un sujet de compétence fédérale. La Cour fédérale avait alors conclu que le gouvernement fédéral ne pouvait pas se décharger de ses obligations constitutionnelles de cette manière. La Cour ne s'était toutefois pas prononcée sur les obligations des agents ontariens dans l'exécution des fonctions découlant de l'entente avec le gouvernement fédéral, ce qui est l'essence même de la question qui était devant la Cour suprême dans l'affaire Paulin.
Dans le cas Paulin, il n'y a pas de transfert de responsabilité de la province à une institution fédérale. L'entente qui lie la GRC et le Nouveau-Brunswick confie au ministre de la Justice du Nouveau-Brunswick le soin d'établir les objectifs, les priorités et les buts du service de police provinciale. Le Nouveau-Brunswick garde la maîtrise des activités de police et la GRC conserve la responsabilité sur sa gestion interne. La Cour suprême en conclut donc que le ministre de la Justice du Nouveau-Brunswick, une institution provinciale, remplit ses obligations constitutionnelles par l'entremise des membres de la GRC, que les lois provinciales désignent comme agents de la paix du Nouveau-Brunswick. La fourniture de services par la GRC doit donc être conforme aux obligations découlant du para. 20(2) de la Charte .
Ainsi, la GRC n'agit pas comme institution fédérale distincte pour l'administration de la justice au Nouveau-Brunswick. Au contraire, elle assume, par contrat, les obligations qui sont reliées à la fonction de service de police et cette fonction est précisée dans les lois provinciales. En conséquence, la GRC exerce au Nouveau-Brunswick un pouvoir d'origine législative -- qui découle non seulement de la législation fédérale, mais aussi des lois du Nouveau-Brunswick -- par le truchement de ses membres qui travaillent sous l'autorité du gouvernement du Nouveau-Brunswick. Les fonctions prises en charge par la GRC sont des fonctions gouvernementales, lesquelles sont assujetties aux obligations constitutionnelles précises que nous retrouvons au para. 20(2) de la Charte. La Cour suprême conclut donc que la GRC ne peut accepter d'exercer ces fonctions sans assumer les obligations qui s'y rattachent . Contrairement à ce qu'avait affirmé la Cour d'appel fédérale, la Cour suprême précise que le fait que les obligations de la GRC sont de nature contractuelle n'exclut pas qu'elle ait également des obligations constitutionnelles . La GRC se doit donc de respecter les obligations constitutionnelles supérieures qui incombent à la province du Nouveau-Brunswick lorsqu'elle agit pour le compte de cette dernière
v. Desrochers
Le dernier arrêt que nous allons aborder est celui dans l'affaire Desrochers. Si dans l'arrêt Paulin, la Cour s'est intéressée à la nature de l'institution qui offre le service, dans Desrochers, elle s'intéressera à la qualité du service fourni.
La Cour Suprême tient premièrement à rappeler que les tribunaux sont tenus d'interpréter les droits linguistiques de façon libérale et téléologique. À cette fin, les dispositions pertinentes doivent être interprétées d'une façon compatible avec le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada. La Cour ajoute qu'elle a mainte fois réaffirmée que le concept de l'égalité en matière de droits linguistiques doit recevoir son sens véritable, que l'égalité réelle, par opposition à l'égalité formelle, doit être la norme et que l'exercice des droits linguistiques ne doit pas être considéré comme une simple demande d'accommodement .
Or, si le principe d'égalité linguistique en matière de réception de services, prévu à l'article 20 de la Charte comporte l'obligation de mettre à la disposition du public des services qui sont de qualité égale dans les deux langues officielles, la question se pose à savoir ce que signifie l'expression "qualité égale" ? Pour offrir un service de "qualité égale" il suffira, règle générale, au gouvernement d'assurer la communication et de rendre le même service de façon égale dans les deux langues officielles. Par contre, il sera parfois nécessaire d'aller plus loin et de prendre en compte les besoins particuliers de la communauté linguistique qui reçoit les services et d'adapter ces services aux besoins particuliers et à la réalité culturelle de cette communauté. Un service qui est taillé selon les besoins de la majorité et qui est simplement offert à la minorité dans sa langue constitue, au mieux, un accommodement et pourrait ne pas répondre à l'exigence d'un service de "qualité égale."
La Cour suprême précise qu' « il n'est pas tout à fait juste de dire que l'égalité linguistique en matière de prestation de services ne peut comprendre l'accès à des services dont le contenu est distinct. Selon la nature du service en question, il se peut que l'élaboration et la mise en oeuvre de services identiques pour chacune des communautés linguistiques ne permettent pas de réaliser l'égalité réelle. Le contenu du principe de l'égalité linguistique en matière de services gouvernementaux n'est pas nécessairement uniforme. Il doit être défini en tenant compte de la nature du service en question et de son objet. »
Dans Desrochers, la Cour suprême a fait un effort méritoire pour tenter de définir le concept d'égalité en matière de droits linguistiques, notamment en ce qui concerne la prestation des services gouvernementaux. S'en tenant plus strictement aux principes devant guider l'interprétation des droits linguistiques qu'elle ne l'avait fait dans l'affaire Charlebois N° 2, la Cour suprême a reconnu de manière explicite qu'un traitement égal nécessite que l'on tienne compte des besoins particuliers de la communauté à desservir. Reste à voir maintenant comment les institutions gouvernementales se conformeront à cette obligation et si le dialogue ainsi ouvert sera compris.
CONCLUSION
De l'analyse qui précède, nous pouvons tirer certaines conclusions. Les décisions de la Cour suprême ne laissent aucun doute que les droits linguistiques sont des droits fondamentaux. De plus, la Cour suprême nous enseigne que, bien que la reconnaissance de ces droits prenne origine dans un compromis politique et historique, leur objectif essentiel n'en est pas pour le moins altéré et ne vise rien de moins que la sécurité culturelle des communautés de langue minoritaire.
Comme la souligner à maintes reprises l'honorable Bastarache, la reconnaissance de ces droits nous force également à repenser notre conception de la démocratie. La démocratie ne peut plus être conçue uniquement en termes de nombres d'individus, mais elle doit également favoriser l'atteinte d'une égalité réelle entre la majorité et la minorité. Fidèle à ce concept de l'égalité réelle, la communauté minoritaire doit pouvoir, dans certaines circonstances, revendiquer un traitement différent répondant à ses besoins particuliers.
Cette notion d'égalité réelle est cependant mal comprise par la classe politique et très souvent par les groupes communautaires qui disent représenter la communauté minoritaire. Ceux-ci perçoivent les droits linguistiques comme une simple réponse à une demande d'accommodement. Pour eux, les droits linguistiques se limitent trop souvent au simple droit de communiquer avec les institutions gouvernementales et d'en recevoir les services dans la langue officielle de son choix, sans autres artifices et surtout sans reconnaissance de leur portée collective.
Il est vrai que le concept de l'égalité des langues officielles au Canada comme il est défini dans la Charte, à l'exception de l'article 16.1, a pour point de départ l'individu. D'ailleurs, l'article 16 de la Charte n'affirme pas l'égalité des locuteurs des langues, mais bien l'égalité des langues. Or, les considérations historiques, sociales et politiques qui ont mené à la reconnaissance officielle de deux langues officielles reposent sur l'existence de communautés linguistiques. Les droits linguistiques ne peuvent donc exister autrement que par l'entremise d'une communauté de ses locuteurs. À quoi serviraient les droits linguistiques s'ils ne visaient que l'individu, sans tenir compte de l'épanouissement et du développement des communautés linguistiques?
Il est impossible de dissocier langue et culture et qui dit culture, dit également communauté. Il est également difficile d'isoler la langue sans tenir compte des communautés qui regroupent les locuteurs de cette langue. Les droits linguistiques doivent donc servir à l'épanouissement et au développement, non du locuteur d'une langue pris isolément, mais plutôt d'une communauté des locuteurs de cette langue qui pour des raisons historiques, sociales et politiques ont mérité que leur langue obtienne une reconnaissance légale.
L'héritage de l'honorable Michel Bastarache nous aura permis de façonner notre compréhension et notre vision des droits linguistiques. L'importance qu'il a donnée aux questions linguistiques a aussi mis en relief le rôle important du juge et des tribunaux dans la mise en œuvre effective de ces garanties juridiques.
Cet héritage n'aura toutefois pas toujours été bien accepté, notamment par les tenants d'une certaine orthodoxie en matière de droit linguistique qui voient l'intervention des tribunaux dans ce domaine comme un exercice d'activisme judiciaire imprudent et une tentative par la Cour d'usurper le rôle du législateur. Or, ces opposants oublient trop facilement que c'est le législateur qui a posé des limites à ses pouvoirs en adoptant des dispositions constitutionnelles en matière linguistique. Les tribunaux ne font finalement qu'exercer leur rôle traditionnel en s'assurant que le législateur respecte la Constitution et c'est la Constitution elle-même qui leur confère expressément cette responsabilité. La déférence aux autres organes du gouvernement s'arrête là où commencent les droits constitutionnels que les tribunaux sont chargés de protéger et ces droits incluent également les droits linguistiques.
Finalement, ceux et celles qui s'interrogent sur le rôle qu'ont joué les tribunaux dans le développement des fondements théoriques des droits linguistiques au Canada ont peut-être, en fin de compte, raison. Il est peut-être justifiée de se questionner sur la place qu'occupent les droits linguistiques dans la société canadienne. Avons-nous raison de les considérer comme des droits fondamentaux au même titre que les droits fondamentaux dits traditionnels? Les tribunaux doivent-ils leur accorder une interprétation large est généreuses ou plutôt s'en remettre à la « sagesse » du législateur étant donné la nature politique de ces droits? Quelle approche est préférable, la grande retenue proposée par la trilogie de 1986 ou « l'activisme judiciaire imprudent » de l'arrêt Beaulac?
Pourquoi les tribunaux ont-ils été appelés si souvent, depuis l'adoption de la Charte à formuler les règles de notre aménagement linguistique? Est-ce le rôle des tribunaux de servir de guide pour le développement de ce que l'on croit être juste et équitable en matière de droits linguistiques? N'est-ce pas le rôle du législateur d'agir et celui des tribunaux d'interpréter? N'existe-t-il un déphasage entre le discours de la Cour suprême en matière de droit linguistique et celui des communautés minoritaires et des gouvernements qui semblent plutôt favoriser la notion du compromis politique et de la retenue en matière linguistique?
Les arrêts rendus par la Cour suprême depuis 1997 nous ont donné un code assez détaillé et précis pour interpréter les droits linguistiques. Les décisions dans les arrêts que nous venons d'analyser ont nettement défini l'objet de ces droits. Mais, la limite des pouvoirs des tribunaux fait en sorte qu'ils ne peuvent qu'exprimer le droit. Ils ne peuvent se substituer au législateur à qui il incombe maintenant de mettre en œuvre ces droits. Or, sur le plan linguistique, le législateur semble aimer mieux les atermoiements et l'inaction, à moins d'être forcé d'agir par les tribunaux.
Comme Sisyphe qui roulait sa pierre, nous avons souvent l'impression que ce débat sera éternel et que le dialogue en matière linguistique restera encore pour longtemps inachevé.
En terminant, c'est peut-être Alexandre Dumas, qui, sans le savoir, résume le mieux cette image de dialogue inachevé qui existe entre les tribunaux et le législateur dans le domaine des droits linguistiques lorsqu'il dit : « En général, on ne demande de conseils que pour ne pas les suivre ou, si on les a suivis, reprocher à quelqu'un des les avoir donnés. »
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