(Texte de l'allocution prononcée au Congrès mondial acadien, le 11 août 2009, par Michel Bastarache, avocat conseil, Heenan Blaikie)
L'histoire des droits linguistiques nous apprend que ceux-ci sont un aspect du droit des minorités et qu'ils ont d'abord été reconnus à la fin de la première guerre mondiale lorsqu'il y a eu démantèlement de certains États et le tracé de nouvelles frontières, ce qui avait pour effet de créer des minorités nationales aux plans ethnique, religieux et linguistique. Les droits linguistiques avaient nettement pour but la protection de ces populations contre les forces de l'assimilation et contre la discrimination, ceci pour éviter de nouveaux conflits. Les protections étaient incluses dans des actes internationaux, notamment des traités. Le système n'a pas bien fonctionné. La structure de la Société des nations et le système des protectorats étaient inadaptés et ne pouvaient faire respecter ces obligations.
Après la deuxième guerre mondiale, on s'est tourné vers les États pour assurer les protections requises. La première motivation était encore d'assurer la paix sociale et d'éviter le développement de mouvements sécessionnistes. La deuxième était d'offrir un niveau acceptable de justice sociale et de favoriser la pleine participation aux affaires publiques. On envisageait alors plus positivement l'État multiethnique et on voulait décourager les excès du nationalisme. Dans certains cas, on voulait tout de même se servir de la langue comme d'un instrument pour bâtir et définir la nation. Il fallait donc agir pour protéger les minorités en faisant dans ce cas du droit linguistique des minorités un droit à la non-discrimination. On justifie aussi les protections linguistiques dans certains cas pour des raisons philosophiques, notamment l'intérêt général à empêcher la disparition des langues minoritaires. Plus de 160 États ont des lois linguistiques; plusieurs États font une distinction entre minorités historiques, anciennes, et minorités nouvelles, issues de l'immigration.
Encore aujourd'hui, les protections au plan international sont minimales. L'article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies prévoit que :
« Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'employer leur propre langue ».
Ceci s'est traduit par un droit de ne pas être forcé de s'assimiler, mais pas un droit aux services publics dans sa langue ou le droit à des écoles payées à même les fonds publics. Récemment, les Nations Unies ont invité les États à prendre des mesures positives pour le maintient des minorités culturelles, de même que le Conseil de l'Europe. Au moins 20 États ont répondu favorablement à cet appel. En 1992, les Nations Unies adoptaient la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques pour protéger l'existence et l'identité des minorités.
Il reste que les instruments internationaux sont vagues et sans mesures de contrainte; ils servent surtout à interpréter les législations nationales et à établir des principes. La Charte des Nations Unies ne parle pas de minorités et l'article 27 mentionné antérieurement ne concerne pas les groupes mais les individus. Néanmoins l'ONU a créé un poste de commissaire pour les minorités nationales et encouragé l'adoption de nouveaux instruments internationaux. Le document le plus important est la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques ou religieuses, mais elle n'est pas très contraignante. Au plan Européen il faut noter la Convention cadre pour la protection des minorités nationales et la Charte européenne des droits, de même que la Déclaration de Copenhague. Ces instruments exigent que les États membres prennent des mesures concrètes de protection pour leurs minorités.
La pratique des États montre la diversité des situations et des régimes linguistiques. Il faut se demander pourquoi nous avons des droits linguistiques dans les pays multilingues, s'il faut abandonner celles-ci quand la démographie et le multiculturalisme changent la société, ou s'il faut alors renforcer les garanties. Il faut se demander aussi comment on mesure le succès d'une loi linguistique. Les formules sont généralement classées selon que les protections sont personnelles ou territoriales, individuelles ou collectives. Très simplement, on entend par territorialité la reconnaissance de régions linguistiques, une langue pouvant être plus efficacement protégée lorsqu'elle est exclusive ou prédominante dans un territoire spécifique. Cette approche favorise l'homogénéité linguistique. L'approche fondée sur la personnalité concerne la possibilité d'employer une langue minoritaire dans un territoire où une autre langue domine. Il s'agit dans ce cas d'améliorer pour l'individu la possibilité de choisir la langue de communication. Mais la territorialité ne signifie pas toujours l'unilinguisme et la personnalité se marie parfois au régionalisme. L'État n'est jamais réellement impartial; son système reflète une culture. En Suisse par exemple, on a des cantons unilingues et des cantons bilingues. En Belgique, on a des régions linguistiques unilingues et le bilinguisme dans la capitale nationale. L'offre de services dans la langue de la minorité modulée en fonction de critères régionaux se justifie au même titre que les langues officielles. La Suisse a quatre langues officielles et une langue nationale, mais les cantons sont souverains en matière de langue. On a même des régions linguistiques à l'intérieur de cantons. Un seul canton a adopté le bilinguisme et le libre choix, soit le Valais. La Belgique a un régime très complexe comprenant trois communautés et trois régions qui forment ensemble la fédération, les entités linguistiques ayant des pouvoirs autonomes, sauf pour Bruxelles. Les communautés décident de la langue des services gouvernementaux, de l'instruction et des rapports sociaux. Ni la Belgique ni la Suisse le reconnaissent le concept de minorité. En Italie, tout le régime est fondé sur la notion de minorité. Les minorités protégées sont seulement les minorités historiques vivant près des frontières. Chaque régime varie selon les circonstances particulières. En Espagne, on a une langue nationale qui s'impose partout mais aussi des langues officielles reconnues dans six communautés autonomes. D'autres exemples de régimes particuliers existent en Nouvelle-Zélande, en Estonie, en Australie, dans les pays baltes, en Moldavie, en Afrique du Sud et au Royaume Uni, ceci depuis la dévolution de pouvoirs au Pays de Galles, à l'Écosse et à l'Irlande du Nord.
Il n'est pas utile de comparer le Canada à d'autres pays en invoquant la dichotomie territorial-personnel. Ici, les deux approches se complètent, tout comme le régime fait place à des droits individuels et des droits collectifs.
Il y a un compromis politique à l'origine des protections linguistiques au Canada comme dans la majorité des pays. On ne s'est jamais trop entendus sur l'objet du compromis ici, à savoir s'il offrait seulement un minimum de protections et de reconnaissance des langues, ou l'acceptation du principe d'égalité des deux langues comme fondement d'un nouvel ordre politique. On ne résoudra sans doute jamais l'énigme, mais au cours des années les tribunaux en particulier ont donné un sens au pacte constitutionnel. Ils ont affirmé l'égalité des langues dans les domaines protégés seulement; mais ils ont relié les protections à la nécessité de donner une sécurité culturelle à la minorité linguistique; ils ont aussi affirmé la permanence des droits sans égard au nouveau contexte social et démographique. On n'a donc pas à justifier à neuf la pertinence des protections quand le nombre de locuteurs change. On a aussi affirmé la possibilité pour les législatures d'ajouter aux droits sans enfreindre la règle de non-discrimination.
Selon le point de vue des francophones hors du Québec et leur interprétation de l'histoire, les droits qui sont reconnus ne sont pas fondés sur la tolérance et l'accommodement. Ce sont des droits fondés sur la reconnaissance de son statut en qualité de francophone, et de son droit de maintenir et de développer sa langue et sa culture. Ce sont des droits fondamentaux par nature. C'est ce qui fait en sorte qu'ils font l'objet d'une interprétation progressive et généreuse. Ces droits sont à la fois individuels et collectifs. Cette vision des choses a été celle dont ont tenu compte les tribunaux et qui a mené à l'adoption de clauses linguistiques dans la Charte canadienne des droits et libertés en 1981, clauses qui élargissaient les protections de l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867.
La culture des droits servira à redéfinir la démocratie elle-même; elle s'articule maintenant autour de 4 grands principes non écrits dont le principe de protection des minorités. Ceci, la Cour suprême l'approuve expressément dans le Renvoi sur la Sécession du Québec. On souhaitait en 1982, date de l'adoption de la Charte, sensibiliser et éduquer la population en vue de changer les mentalités et de permettre une socialisation qui aurait pour objet l'avènement d'une différente culture politique.
Il va sans dire que les rapports entre les groupes linguistiques et les attitudes qui caractérisent ceux-ci doivent être au centre des préoccupations de ceux qui seront responsables de la législation. Les premières lois linguistiques visaient à empêcher la création de mouvements sécessionnistes après la Première guerre mondiale. La loi linguistique a en effet souvent pour but simplement de diminuer les tensions sociales en minimisant les occasions de discorde. Mais chez nous elle visera un objectif plus grand, soit la création de conditions propices au développement harmonieux des différents groupes linguistiques et l'encouragement de ceux-ci à contribuer pleinement au développement économique, social et culturel de l'ensemble de la population. L'aménagement linguistique a donc une très grande importance; il a un côté pratique aussi bien qu'un côté théorique et symbolique. Dans une démocratie moderne, il est certain que le régime linguistique ne doit pas être tributaire de la loi du plus fort ou du plus grand nombre; il doit plutôt refléter l'idée que l'on se fait des valeurs fondamentales et des exigences d'une société hétérogène.
En établissant les objectifs des lois linguistiques, il est toujours bon de se demander quels sont les facteurs que l'on devra utiliser pour en mesurer le succès. Est-ce que ce sera l'absence de conflits sociaux, l'absence de discrimination, ou une égalité réelle entre personnes appartenant à des communautés linguistiques distinctes, dont le statut et la valeur seront reconnus par tous ? En somme il faut reconnaître qu'il y a un sentiment d'infériorité ou d'insécurité latent qui continue de résulter des rapports linguistiques. Si la législation linguistique ne contribue pas à l'éliminer, elle n'aura pour effet que de figer chacun des groupes linguistiques dans leurs attitudes présentes concernant les exigences d'une société pluraliste. La loi linguistique peut intégrer comme elle peut isoler. Il faut donc s'attarder au développement historique des rapports linguistiques au Canada, à la structure sociale qui caractérise les relations entre les communautés linguistiques, aux divisions sociales qui caractérisent la population et aux attitudes et attentes de la population relativement à la vie politique. C'est tout cela dont il faut tenir en compte au moment de consacrer des garanties linguistiques et de décider des arrangements institutionnels pour régir les rapports entre le gouvernement et ses citoyens des deux communautés linguistiques officielles.
Les communautés linguistiques réalisent que c'est dans l'histoire commune et dans l'établissement des frontières culturelles que se sont développés les rapports entre les communautés linguistiques et la conscience de chacune d'elles de son identité propre. Pour changer les rapports historiques, les attitudes et la perception de soi de différents groupes, il faut un certain sens de l'histoire et de la continuité. Il faut des objectifs à long terme. Il faut savoir où la population se situe relativement aux clivages idéologiques qui perdurent. Ce que vise le régime linguistique fédéral, je l'ai mentionné, semble donc être la sécurité linguistique. Ce qui a fait défaut, il me semble, c'est que les choix linguistiques ouverts à la minorité ont souvent été restreints par l'organisation étatique et l'aménagement des institutions publiques. L'assimilation linguistique se fait généralement en offrant les avantages de la pleine participation aux affaires publiques à la minorité au prix de son identité culturelle et linguistique. Il ne s'agit pas d'une coercition qui résulte d'une prohibition de l'utilisation de la langue minoritaire, mais l'effet est plus ou moins le même. Le meilleur exemple de tout ceci, c'est le phénomène de l'école bilingue.
Il n'y a pas de solution unique ou miraculeuse à tous les problèmes institutionnels. Il reste que le gouvernement doit être cohérent. Il doit accepter qu'il est impossible d'aménager un régime de droits collectifs ou même de droits individuels égalitaire sans qu'il en résulte des devoirs importants au plan institutionnel.
Pour comprendre la place des droits linguistiques dans l'ordre juridique au Canada, il faut se pencher sérieusement sur les conditions de formation de la fédération, la présence du nationalisme ethnique dans les états multilingues, et le nôtre, l'asymétrie dans l'organisation du pouvoir qui caractérise notre constitution. On n'a qu'à penser ici à l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 (1) qui devait protéger les minorités religieuses dans certaines provinces alors qu'il était bien compris que l'enseignement religieux et l'enseignement dans la langue minoritaire allaient de pair. On peut penser aussi à l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés (2) qui s'applique différemment dans le cas de la province de Québec.
Il est important de noter que les premières protections constitutionnelles étaient limitées géographiquement et dans leur contenu en raison de la structure fédérale; il faut savoir aussi que les problèmes sont apparus très tôt et que leur résolution n'a pas été réussie - notamment à cause de décisions très inappropriées du Conseil privé de Londres. La décision dans l'affaire Mackell (3) par exemple était en nette contradiction avec l'intention législative et l'historique des droits. L'on sait aussi aujourd'hui que les décisions des tribunaux inférieurs ont été ignorées par la province du Manitoba qui a choisi de contrevenir à ses obligations constitutionnelles en matière de langues officielles immédiatement après son entrée dans la Confédération.
Toutes nos grandes crises constitutionnelles ont été reliées aux droits des minorités; on a créé l'insécurité culturelle en abolissant le français au Manitoba, les écoles françaises en Ontario et dans les Maritimes, en abolissant le français dans les Territoires du Nord-ouest, et en ne rectifiant pas la situation au Manitoba avant 1975 et même plus tard. On a ainsi mis en cause la légitimité du système judiciaire lui-même. De fait, il a fallu une crise constitutionnelle et un renvoi pour rétablir l'ordre constitutionnel.
Notre application des lois linguistiques a aussi été pénible si l'on considère qu'en 1986 la Cour suprême du Canada a rejeté la notion d'égalité réelle et reconnu une certaine égalité formelle qui s'étendait à l'appareil judiciaire et reconnaissait des droits égaux aux juges et fonctionnaires, aussi bien qu'aux prestataires des droits. Les affaires MacDonald (4), Société des Acadiens (5) et Bilodeau (6) ont été partiellement renversées seulement dans l'affaire Beaulac (7), 18 ans plus tard, quoique ces précédents n'aient pas été suivis en matière d'éducation. Mais pourquoi ces décisions en 1986 ? Il me semble que le juge Beetz le dit assez clairement; en raison du compromis politique de 1867 qui donne priorité à la division des pouvoirs, c'est-à-dire au pouvoir du Québec de contrôler ses institutions éducatives et culturelles. Mais il est clair pour tout le monde que la langue est l'expression d'une culture; que c'est l'élément le plus important pour unir la communauté. Les juges dissidents ne s'étaient pas trompés dans l'affaire Société des Acadiens (8). La langue est essentielle à la vitalité de la communauté, pas seulement comme support économique, mais parce que parler une deuxième langue pour fonctionner dans la société, c'est accepter un statut inférieur pour la sienne. Pourquoi était-il si difficile d'accepter deux langues officielles alors que le Canada comprenait deux grandes communautés linguistiques?
La minorité linguistique veut se maintenir et se perpétuer. Elle s'affirme par une forme de nationalisme. En 1867, deux nations cherchent à cohabiter; en 2002, le Parlement reconnaît qu'il existe une société distincte au Québec. De façon assez remarquable, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick reconnaîtra aussi la société acadienne comme société distincte dans l'affaire Charlebois (9). L'histoire nous apprend que les droits linguistiques sont essentiels au plan politique au Canada. Les lois portant sur la langue ne peuvent donc pas être structurées seulement en fonction de l'individu. C'est d'ailleurs pourquoi on a finalement adopté une nouvelle loi sur les langues officielles au niveau fédéral en 1988, l'article 41 comprenant une obligation de promotion des communautés de langues officielles. Dans l'affaire Desrochers (10), la Cour suprême laisse entendre très clairement que la partie VII de la Loi sur les langues officielles (11), maintenant justiciable, aura une portée toute autre que la partie IV qui ne parle que de prestation de services, tout en affirmant que cette partie a une dimension collective et requiert l'application d'une norme d'égalité réelle et non formelle.
On a pris beaucoup de temps au Canada à comprendre la dimension collective des droits; on a pourtant voulu constitutionnaliser cette nouvelle vision dans le contexte de l'entente de Charlottetown. Après l'échec de ce projet de réforme, on a tout de même agi pour consolider les droits de la communauté acadienne en adoptant l'article 16.1 de la Charte canadienne des droits et libertés (12), que le gouvernement actuel du Nouveau-Brunswick remet en cause aujourd'hui, comme quoi rien ne semble acquis de façon définitive pour les minorités linguistiques. Ceci suivait l'adoption au Nouveau Brunswick de la Loi sur l'égalité des communautés linguistiques de langues officielles (13) qui créait des obligations positives pour le gouvernement, comme on l'avait fait pour l'éducation en adoptant l'article 23 de la Charte (14) en 1982.
Mais venons en à la situation de l'Acadie dans ce contexte. Nous venons de marquer le 400e anniversaire de la fondation de l'Acadie; l'on ne peut pas s'empêcher de constater le chemin parcouru en vue de créer une société respectueuse des langues et des cultures et déterminée à réaliser son objectif d'égalité. Il existe certainement peu d'exemples dans le monde de petites sociétés qui ont accompli une renaissance aussi spectaculaire. Sans vouloir m'improviser historien, je crois qu'il est néanmoins utile de souligner les grandes lignes de cette évolution pour dire ensuite un mot de la situation actuelle et de l'avenir, et plus particulièrement du rôle des tribunaux à cet égard.
Comme vous le savez, l'Acadie a été cédée définitivement à l'Angleterre en 1713. Normalement, au plan juridique, il s'agissait d'une conquête, ce qui signifie que le droit privé existant aurait dû être préservé jusqu'à ce qu'il soit changé de façon régulière par les nouvelles institutions disposant du pouvoir législatif. Mais ce ne fut pas le cas. L'Angleterre va en fait considérer l'Acadie comme un territoire inhabité pour y introduire le droit anglais dans son ensemble dès 1719. Le pouvoir de légiférer du Gouverneur en vertu de la prérogative royale est alors suspendu et une Assemblée locale est convoquée pour faire des lois. Ceci aurait pour effet d'exclure les Acadiens au plan social et politique, eux qui forment la grande majorité de la population, parce que le droit Anglais introduit dans la colonie comprend toute une série de lois anticatholiques qui créent des incapacités juridiques pour eux. Parmi ces lois, vous reconnaîtrez le Parliamentary Test Act de 1678 ainsi que le Conventicle Act de 1664. C'est dire que le droit privé français est évacué et que la population catholique est sans statut juridique et sans connaissance du nouveau droit en vigueur.
Le Traité d'Utrech ne protègera pas les Acadiens. Le régime seigneurial français relatif à la propriété foncière est toléré pour un temps mais les habitants sont invités à partir au Cap-Breton. Une lettre de la Reine Anne va préserver la propriété des terres et permettre la pratique de la religion catholique. Mais le gouverneur Cornwallis ajoute bientôt que le droit de partir est limité à un an et que le droit de propriété est dorénavant sujet à la prestation du serment d'allégeance. Les biens de ceux qui partent sont d'ailleurs confisqués. Beaucoup d'auteurs modernes ont écrit que les décisions de Cornwallis et Murray étaient inconstitutionnelles.
De fait, l'on va d'abord tolérer le refus de prêter le serment d'allégeance pour préserver la paix sociale. En 1730, le gouverneur Phillips obtient cependant l'allégeance en garantissant le statut de neutralité aux Acadiens. En 1749, tout bascule à nouveau. Dorénavant, on applique le droit anglais strictement. Les Acadiens ne peuvent pas être fonctionnaires. Un ordre de mobilisation annule le statut de neutralité. La religion d'État est imposée. Les ecclésiastiques ne peuvent pas tenir de charges publiques, même dans les écoles. Tout ceci est illégal parce que contraire aux promesses de la Reine Anne, mais aucun tribunal n'est disponible pour assurer la règle de droit. Les bateaux des Acadiens sont confisqués, comme leurs armes. L'ordre de prêter le serment de fidélité est réimposé en 1755. Ceci aussi est illégal. L'ordre de déportation est aussi illégal notamment parce que passé sans l'assentiment de l'Assemblée.
Après la déportation et le retour amorcé en 1758, et ceci jusqu'en 1784, la législation sera très répressive. La commission royale à Cornwallis va étendre l'application des lois antipapistes anglaises à la colonie d'elle-même. Ceci veut dire que les déportés n'ont pas de droit de retour ou de récupération de terres et de biens, que ceux qui ce sont réfugiés au Nouveau-Brunswick s'y trouvent illégalement. De nouvelles lois créant des incapacités juridiques pour les catholiques sont adoptées: ils ne peuvent pas tenir de terres et leurs biens seront confisqués. La résidence sera sujette au serment d'allégeance. Le clergé papiste est expulsé. Une loi de 1759 éteint tous les titres de propriété des Acadiens qui auraient pu encore exister.
Le régime commencera à s'estomper à partir de 1783. Et en 1784, le Nouveau-Brunswick sera créé, adoptant ses propres lois à partir de 1786. En 1791, le N-B éteint les lois de Nouvelle-Écosse en vigueur sur son territoire, mais continue d'appliquer les lois reçues directement de l'Angleterre, y compris les lois antipapistes. En 1769, l'Ile-du-Prince-Édouard est créée. Son gouvernement n'opère qu'à partir de 1773. Elle continue d'appliquer les lois adoptées par la Nouvelle-Écosse jusqu'à ce qu'elles soient modifiées.
Les catholiques doivent donc encore prêter serment pour tenir des terres, se faire élire, etc. Plus encore, ils ne peuvent pas se marier parce que seule la religion anglicane est reconnue. En 1791, on commence à relaxer ces privations pour le mariage, puis en 1810 pour le vote, puis en 1829 pour le droit de tenir des charges publiques. En 1834, les prêtres catholiques peuvent à nouveau marier.
Dans le domaine scolaire, la situation et la législation sont très complexes et je ne vais pas en traiter ici sauf pour dire que la correspondance entre la religion et l'école a crée une situation impossible pour les francophones parce que catholiques, ceci dès 1802. En 1816, tout enseignement en français est clairement prohibé, bien que souvent toléré, ou caché. Dans la Loi constitutionnelle de 1867, la garantie relative à l'enseignement religieux inscrite à l'article 93 devait protéger les Acadiens, mais une interprétation jugée par les experts en la matière irréaliste et historiquement fausse du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres fit échec à cette intention; le Parlement avait le pouvoir de légiférer pour protéger la minorité, mais le Premier ministre Laurier refusa d'intervenir, préférant les compromis politiques. L'enseignement se poursuivit partiellement, sans statut légal et sans financement adéquat, très souvent en cachette. Ceci fut en gros la situation dans les trois provinces maritimes.
Au plan national, nous savons que certains droits linguistiques ont été reconnus en 1867 pour le fédéral et le Québec seulement. Pour la population en général, il a fallu attendre la Loi sur les langues officielles de 1969, très limitée dans son impact sur les Acadiens il faut le dire, puis la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, et enfin la nouvelle Loi sur les langues officielles de 1988. Au plan provincial, il a fallu attendre longtemps avant la libéralisation du système à l'égard des Acadiens, et les succès ne sont évidemment pas comparables d'une province à l'autre. En Nouvelle-Écosse les progrès se limitent essentiellement au système scolaire qui se libéralise un peu à partir de 1885 et 1902, pour voir un recul en 1914 et 1926, et une reprise en 1939 et en 1941. Le vrai progrès est venu en 1981 lorsque fut mise en vigueur une recommandation formulée dans le rapport d'une commission royale de 1974, grâce semble-t-il à des subventions fédérales importantes. Avec l'article 23 de la Charte est venue la possibilité d'actions judiciaires pour forcer le gouvernement à agir au plan scolaire; il y en a eu plusieurs et toutes ont mené à des résultats positifs. À l'I-P-É, la situation est assez semblable, la première réforme importante datant de 1971 et le droit à l'enseignement en français datant de 1980. Là aussi le recours aux tribunaux a été nécessaire.
Au N-B, la situation est assez différente. La loi scolaire principale date de 1871 et elle est inadaptée à la situation des régions acadiennes; elle mène au conflit armé de Caraquet en 1875. La contestation judiciaire de la Loi mène à un échec au Conseil privé. Le désordre s'installe et le gouvernement propose un compromis en 1875, en marge de la loi. En 1928, une reconnaissance par règlement du régime linguistique illégal protège le statut quo. L'enseignement en français sera reconnu en 1947 pour les enseignants. La commission Byrne de 1960, créée par le Premier ministre Robichaud, mènera à la grande réforme de 1963, puis à celle des districts scolaires de 1966. Les crises scolaires se succéderont cependant à Fredericton, St Jean, Moncton, Bathurst, Grand Sault... et une nouvelle étude sera entreprise en 1972, et une autre en 1973. En 1975, la Loi est modifiée. Les conflits perdurent et une autre étude de 1978 mène à la réforme de 1979, celle des conseils scolaires parallèles. Il faudrait aussi parler de la création de l'Université de Moncton, des collèges communautaires. Mais la véritable réforme institutionnelle s'est faite à l'interne, dans la fonction publique et dans le grand processus de changement qui a suivi l'adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969. Depuis 1973, les lois sont établies dans les deux langues officielles. En 1976, on reconnaît le droit à la justice en français. Ce droit est imparfait, mais sera amélioré après la modification du Code criminel et de la Loi sur les langues officielle du N-B, qui sera d'ailleurs modernisée en profondeur en 2003. Je note aussi l'adoption de la Loi sur l'égalité des communautés linguistiques du N-B de 1981, loi qui sera constitutionalisée en partie en 1993.
Il y a toujours un écart entre l'égalité juridique formelle et l'égalité réelle, mais il faut reconnaître qu'il existe bien peu d'exemples de renaissance d'un peuple qui soit aussi spectaculaire. Nous voici aux fêtes de l'Acadie avec une certaine reconnaissance gouvernementale, avec la fierté partagée qui se manifeste sur les ondes de la radio et de la télévision d'État, et avec de nombreux exemples démontrant que les Acadiens ont pris leur place dans la société moderne sans avoir à renoncer à leur culture ou à leur langue. Je crois néanmoins qu'il est toujours important pour la population Acadienne de poser des gestes concrets pour s'affirmer et témoigner de sa participation, de son désir de contribuer de façon unique à construire son pays dans le sens de la liberté et de l'égalité.
Est-ce que tout cela a quelque chose à voir avec nos tribunaux? Eh bien oui, en ce sens que l'on peut constater que nous vivons dans un monde entièrement nouveau où l'on a beaucoup judiciarisé mais où l'on a aussi trouvé le moyen de renforcer la règle de droit et de contrôler l'action gouvernementale. Si les minorités pouvaient largement être ignorées dans le passé, leur protection fait maintenant partie des principes constitutionnels non écrits qui sont une des sources de notre droit public. Ceci signifie que les juges ont une responsabilité bien particulière dans l'exercice de la fonction judiciaire et que leur rôle consiste aujourd'hui à veiller à ce que le droit des minorités soit appliqué sans défaillance de manière à bâtir la société juste qui est notre idéal. Cela ne va pas de soi. Il faut faire face à une responsabilité nouvelle au plan social.
La récente remise en question du mode de sélection des juges de la Cour suprême du Canada a justement mis en lumière les changements importants intervenus dans le rôle des tribunaux, et plus particulièrement leur pouvoir de faire le droit dans des domaines qui touchent désormais aux politiques économiques et sociales du pays. L'étendue du pouvoir des juges est en cause, mais plus encore leur pouvoir d'en décider. C'est donc un changement de culture juridique qui s'est produit. Pour plusieurs, c'est l'acceptation d'une nouvelle définition de la démocratie qui anime ce mouvement.
Il y a en fait une particularité au Canada dans l'application des principes démocratiques qui se manifeste dans l'attribution aux juges du pouvoir ultime d'appliquer la constitution; mais, tout système politique doit en définitive s'astreindre à une certaine délégation de pouvoirs. Les structures gouvernementales et juridiques ne sont pas toutes le résultat d'élections; pensons au Sénat. Quoique la législation en matière criminelle est, en général, créée par les représentants élus, son application ne peut tout simplement pas être laissée au vote populaire. Aujourd'hui on dira qu'il faut aussi protéger les minorités et l'exercice des droits fondamentaux contre les abus de la majorité. Au Canada, il n'y a pas de contestation populaire du rôle des juges à cet égard, mais il semble y avoir une volonté de s'assurer que ceux qui redéfinissent ainsi la démocratie et les valeurs auxquelles elle souscrit soient plus indépendants, plus imputables, et choisis différemment, au moins dans le cas de la Cour suprême.
La démocratie moderne a besoin du judiciaire pour assurer le respect de la constitution, y compris la Charte canadienne des droits et libertés, aussi la magistrature doit-elle renforcer ses mécanismes décisionnels pour écarter toute impression d'arbitraire, surtout quand ses décisions sont impopulaires ou contraires à l'expression de l'opinion majoritaire du Parlement ou des législatures. Je crois donc qu'il est très important de tenir compte des caractéristiques du système judiciaire qui font en sorte que les décisions des juges ne sont pas entièrement subjectives en ce domaine mais guidées par des règles d'interprétation, des principes, des considérations institutionnelles qui ont une très grande importance. Mais mon propos aujourd'hui n'est pas d'analyser les exigences de l'indépendance judiciaire ou de la transparence dans le processus de nomination des juges; c'est plutôt d'analyser ce que font les juges aujourd'hui qui soulève ce problème.
Au fond, la question tourne autour de la notion de révision constitutionnelle et, jusqu'à un certain point, de révision judiciaire. Ces notions sont en effet les plus importantes pour caractériser notre système juridique. Au Canada, la révision constitutionnelle est bien connue et depuis longtemps acceptée eu égard au partage des compétences, et autrefois à la conformité des lois nationales avec les lois impériales. Mais la Charte des droits et libertés a tout changé dans l'esprit des gens. Les décisions portant sur un document vague laissant une grande marge de manœuvre aux juges, qui feront appel aux principes généraux du droit, à des sources nouvelles du droit, aussi, à des considérations historiques, culturelles, à des arrangements institutionnels, à des valeurs sociales, ont donné lieu a des débats nouveaux, même s'il faut reconnaître que le Comité judiciaire du conseil privé a aussi été très activiste en matière de fédéralisme, pour emprunter un terme moderne. Il y a aussi bien plus de décisions à prendre, en raison de la reconnaissance de nouveaux droits individuels et de la possibilité élargie de contester les actes de l'administration publique. De là l'impression dans le grand public que les tribunaux sont saisis de toutes les questions importantes au plan social. Les groupes de pression vont aussi plus facilement devant la Cour que devant un comité parlementaire. Pourquoi? Parce qu'ils pensent que les juges font le droit et que l'indépendance des juges leur est favorable. De là l'impression que les tribunaux se sont donnés pour mandat de contrôler l'action législative et gouvernementale quant au fond, sans restreinte.
Si la révision constitutionnelle et la révision judiciaire sont considérées comme les premières responsables de l'élargissement du rôle des tribunaux et de la pénétration des domaines des politiques sociales et économiques par ceux-ci, on peut se demander s'il est encore possible pour le Parlement ou une législature de les restreindre. Maintenant que la révision judiciaire a un fondement dans la loi constitutionnelle, il est clair qu'elle ne peut pas être écartée comme c'est le cas pour le droit d'appel. De fait, le débat est surtout centré sur l'examen du conflit entre deux principes, celui de la souveraineté parlementaire et celui de la règle de droit. Cette dernière a connu une révision en profondeur depuis le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba et le Renvoi sur la sécession du Québec. Comme quoi même les principes fondamentaux sont instables en droit.
Au fond, il est question ici de légitimité et nous cherchons à savoir jusqu'où l'interprétation des lois peut aller pour autoriser la création de droit nouveau, et quels sont les critères qui seront invoqués pour créer ce droit nouveau. Si l'on accepte que la loi constitutionnelle est un "arbre vivant", selon la formule de Lord Sanke, une série de normes qui doivent être constamment ajustées en fonction de l'évolution des valeurs morales et sociales, il est néanmoins certain que les tribunaux ne doivent pas réécrire la constitution et qu'ils doivent, en matière de droits statutaires, respecter la volonté du Parlement et des législatures. Il reste que la valeur symbolique de la Charte, l'importance incontestable des principes fondamentaux du droit et la culture des droits qui a cours ont imprégné tout exercice d'interprétation statutaire. Or, si les juges doivent adapter le droit, est-ce en fonction de la croyance populaire, de leurs propres valeurs, ou de leur idée des exigences du pluralisme de la société moderne ?
Les enjeux sont importants parce que le consensus n'est pas fait concernant le forum approprié pour décider des valeurs morales à retenir, et le partage des responsabilités pour les appliquer au droit existant. Dans un pays comme le Canada, il est difficile pour plusieurs d'accepter que les principes sous-jacents de la constitution et les principes non-écrits qui découlent du préambule de la constitution serviront, au gré de la Cour suprême, à en fixer les limites, parce que cela signifie que la Cour a un pouvoir discrétionnaire excessif. Pour certains, cela revient à dire qu'il y a une common law de la constitution dont décide la Cour, qui ne serait donc pas tenue de se limiter à interpréter les textes constitutionnels. C'est la règle de droit qui servirait à établir la primauté des tribunaux, cela parce que la règle véhiculerait une vision de la justice sociale et des valeurs morales qui ne ressemblerait plus au principe de simple suprématie de la loi. Est-ce que la jurisprudence de la Cour suprême justifie une telle inquiétude ? Chacun peut en décider pour lui-même à la lecture du Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba, du Renvoi sur la sécession du Québec, mais aussi des arrêts Wells c. Terre-Neuve [1999] 3 SCR 199 et PG Canada c. Authorson [2003] 2 SCR 40. Selon le professeur Monahan, (P. Monahan, Is the Pearson Airport Legislation Unconstitutional? The Rule of Law as a Limit on Contract Repudiation by Government, (1995) 33 Osgoode Hall Law Journal 411, à la page 421), la règle de droit signifie dorénavant que les tribunaux peuvent toujours protéger les particuliers contre les gouvernements arbitraires. La règle de droit serait devenue en quelque sorte la règle du bon droit. Hutchinson (C. Hutchinson and P. Monahan, The Rule of Law - Ideal or Ideology, Toronto, Carswell, 1987) et Newman (W. Newman, Understanding the Rule of Law in Canada, Avril 2004, à paraître) sont en désaccord sur cette question.
En terminant, je tiens seulement à dire que si notre démocratie a changé, si les moyens de nous protéger sont plus importants, il en tient encore à nous comme citoyens de réclamer la justice et notre statut d'égalité. Sans la participation populaire, l'avenir n'est pas assuré.
Michel Bastarache, CC
Notes :
1. 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.).
2. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 édictée comme l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.).
3. Ottawa Roman Cath. Separate School Board (Trustees of) v. Mackell, [1917] A.C. 62, 32 D.L.R. 1.
4. MacDonald c. Montréal (Ville de), [1986] 1 R.C.S. 460.
5. Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. c. Assn. of Parents for Fairness in Education, Grand Falls District 50 Branch, [1986] 1 R.C.S. 549.
6. Bilodeau c. Manitoba (Procureur-général), [1986] 1 R.C.S. 449.
7. R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768.
8. Supra, note 5.
9. Charlebois c. Moncton (Ville de), 2001 NBCA 117 (C.A. N.-B.).
10. Desrochers c. Canada (Industrie), [2009] 1 R.C.S. 194.
11. 1985, ch. 31 (4e suppl.).
12. Supra, note 2.
13. L.N.-B. 1981, c. O-1.1.
14. Supra, note 12.
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