Texte de l'allocution de Pierre Foucher, professeur titulaire à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa, prononcée le 20 septembre 2012 dans le cadre du symposium intitulé « Justice et services en français en Ontario : bilan et perspectives », présenté par le Cabinet du recteur, l'Institut des langues officielles et du bilinguisme, la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques et l'Institut d'études canadiennes de l'Université d'Ottawa.
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Bref historique
La justice en français en Ontario est une affaire récente. Si on remonte aux premiers temps de la colonisation, la justice – comme elle se pratiquait à l'époque - se passait en français. Néanmoins, la conquête de 1760 a eue l'effet d'installer le droit anglais dans la colonie; or en vertu de ce droit, faut-il le rappeler, une loi de 1731 stipulait que les procédures judiciaires se déroulaient en anglais en Angleterre et donc, par voie de conséquence, dans les colonies britanniques. Si l'Acte de Québec a, de facto, restauré la langue française en 1774, ce fut de courte durée, parce qu'en 1791, l'Acte constitutionnel créait le Haut-Canada et dès 1792, l'anglais y redevenait la langue des tribunaux. Lors de la création du Canada en 1867, l'article 133 consacrait le droit de chacun d'utiliser le français ou l'anglais devant les tribunaux du Québec et du Canada, mais pas de l'Ontario, ni d'ailleurs du Nouveau-Brunswick. On peut s'interroger sur les raisons de cette omission, sauf à dire que les négociateurs constitutionnels de l'époque ne comptaient aucun représentant de la communauté franco-ontarienne, et ne voulaient sans doute pas permettre le bilinguisme judiciaire ou législatif.
Selon l'étude de mon collègue Gilles LeVasseur sur le statut juridique du français en Ontario, c'est en 1976 que la province autorise, pour la première fois, la tenue de procès en français pour les procès criminels devant la cour provinciale dans certaines régions, pratique ensuite étendue aux causes familiales à Sudbury et Ottawa. La loi est modifiée en 1978 pour formaliser la pratique, puisqu'avant, on spécifiait que les documents et formulaires étaient uniquement en anglais. Dans le domaine criminel, c'est à compter du 31 décembre 1979 que l'Ontario accepte de mettre en œuvre et appliquer les dispositions du Code criminel qui accordent aux accusés un droit à un procès dans leur langue, le français ou l'anglais. (Notons que 1976 correspond à l'élection du premier gouvernement du Parti québécois, et 1980 est l'année du premier référendum au Québec).
On sait que les droits linguistiques ont fait partie des négociations constitutionnelles de 1980-1982; M, Trudeau insistait pour qu'ils soient insérés dans une nouvelle charte des droits. Il avait à l'esprit un ensemble de droits individuels basés sur la liberté de chaque personne de choisir son appartenance linguistique. Dans un premier temps, seule la juridiction fédérale était visée; le Nouveau-Brunswick, lui aussi officiellement bilingue, demanda d'être assujetti aux nouveaux droits constitutionnels. Malgré d'intenses pressions de la part du gouvernement canadien, l'Ontario préféra ne pas adhérer à ces droits linguistiques; le premier ministre Davis préconisait une approche étapiste proprement ontarienne. Quoiqu'il en soit, les dispositions de la Charte visant le bilinguisme judiciaire se sont avérées très décevantes, puisque la Cour suprême du Canada a conclu en mai 1986 (quelques mois avant l'adoption de la Loi sur les services en français en Ontario, d'ailleurs), qu'on a le curieux droit constitutionnel de parler sa langue devant les tribunaux mais pas celui d'être compris par la Cour.
Donc, la réforme majeure dans le domaine de l'administration de la justice, une matière qui relève des provinces, intervint évidemment en 1984, par la modification à la Loi sur les tribunaux judiciaires; l'encadrement juridique fut complété deux ans plus tard par la Loi sur les services en français et en 1990 par le Code criminel, lequel a été modifié à nouveau en 2008.
Survol des garanties juridiques et constats
Le rapport Rouleau-Le Vay fait état des principales mesures juridiques entourant l'usage du français en Ontario. Malgré leur caractère détaillé, il faut d'emblée noter que, selon la Cour suprême dans Beaulac, en 1999, l'objet de toutes ces dispositions est d'abord et avant tout de favoriser l'accès égal aux services de l'État dans les deux langues officielles aux membres des deux communautés linguistiques, afin de les aider à préserver leur identité culturelle. Le choix de la langue pour un accusé, dit la Cour suprême dans Beaulac, est éminemment personnel et subjectif. Dans le cas de la LTJ, on doit maitriser le français correctement, il n'est donc pas possible d'utiliser le système pour obtenir un avantage stratégique.
Dans le monde de l'administration de la justice, la priorité va souvent au droit à un procès équitable et à une défense pleine et entière, ou encore à l'efficience dans la livraison des programmes et services, en sorte que les préoccupations relatives à l'identité passent au second plan. C'est pourtant l'essence et la raison d'être de ces mesures. Pour cette raison, d'ailleurs, tant la Cour suprême dans Beaulac que la Cour d'appel de Nouvelle-Écosse dans Mackenzie en 2004 ou celle du Québec dans Dow en 2009, ont eu l'occasion d'affirmer que le droit à un procès dans sa langue est absolu et ne souffre d'autres exceptions que celles que prévoit la loi elle-même.
Comme vous le savez, plusieurs textes juridiques encadrent la prestation de services en français dans le domaine de la justice en Ontario, dont les principaux sont : la Loi sur les tribunaux judiciaires, la Loi sur les services en français et le Code criminel. La première vise les tribunaux ontariens; il s'agit d'abord de la Cour de justice de l'Ontario, qui entend près de 600,000 accusations criminelles et des millions de causes d'infraction provinciale, sans compter une juridiction pour certaines questions familiales, là où il n'y a pas de cour familiale unifiée; ensuite la Cour supérieure de justice, qui .est le tribunal de première instance en Ontario et qui révise la légalité des décisions des administrations provinciales, qui entend des causes civiles et commerciales et certains procès criminels pour les infractions les plus graves ou les procès devant jury. La Cour d'appel de l'Ontario, enfin, qui est le plus haut tribunal de la province. Mais la LTJ ne spécifie que l'usage du français dans les contacts avec la Cour elle-même : les comparutions, la langue des documents, la langue des procédures, la langue des interrogatoires oraux et la langue des jugements. On a d'ailleurs souligné le fait que malgré une déclaration de langue officielle, la loi spécifie elle-même que l'anglais est la langue normale et habituelle des tribunaux et que le français doit être demandé; de plus, on n'aura pas alors un procès « en français » ou « dans sa langue » mais bien une instance bilingue. C'était peut-être approprié en 1984, mais cela mériterait une révision 30 ans plus tard.
Les contacts avec l'appareil administratif qui encadre le travail de la Cour sont régis par la Loi sur les services en français. Celle-ci donne le droit à des services de toute institution du gouvernement qui dessert une région désignée, ainsi que les services des bureaux centraux et ceux des institutions qui sont désignées en vertu de la loi pour offrir des services. De plus, depuis 2011, les organismes privés offrant des services pour le compte d'une institution provinciale sont soumis aux mêmes règles et aux mêmes obligations.
Le Code criminel prévoit quant à lui des mesures pour les enquêtes préliminaires et les procès criminels. Enfin, les tribunaux et autres officiers de justice relevant des municipalités, qui exercent par délégation les pouvoirs relatifs à la Loi sur les infractions provinciales, doivent eux aussi appliquer les prescriptions de la LTJ, même si la municipalité en question n'est pas désignée par la LSF; depuis le règlement 284/2011, toute entité qui agit pour le compte de la province est soumise aux mêmes obligations que celle-ci. Ce à quoi il faut ajouter, bien entendu, le Barreau, les facultés de droit, mais aussi tout le personnel de l'aide juridique, des cliniques juridiques, des avocats de la défense, de ceux du bureau du Procureur général, et aussi certains services connexes dont certains sont fédéraux donc soumis à la Loi sur les langues officielles du Canada. On sait que dans ce cas, si le gouvernement canadien confie à une institution provinciale le soin d'appliquer ses programmes, il est obligé par la LLO de veiller que les services en français sont assurés. Ces mesures diverses ont-elle fait l'objet de jurisprudence fracassante?
Un survol rapide de la jurisprudence n'a pas permis de trouver beaucoup d'indications sur la mise en œuvre judiciaire de ces droits. Est-ce parce qu'ils sont tellement bien appliqués que la justice elle-même n'a pas besoin de s'en saisir? Ou plutôt et plus probablement parce que ces droits sont méconnus, ou encore ne sont pas revendiqués correctement? Quand ils le sont, cependant, ce n'est pas en vain. Dans une affaire Bajikijaie de 2009, la Cour divisionnaire a estimé que le demandeur avait droit à un protonotaire bilingue en Ontario pour faire évaluer les frais et dépens. Dans une affaire Patel de 2008, la Cour d'appel a aussi estimé que le demandeur avait droit à un juge qui parle français, pour l'audition de motions dans le cadre d'un procès bilingue. Dans une affaire Thibault de 2008, la Cour d'appel a rejeté la prétention de l'accusé qu'il avait droit à un jury francophone, mentionnant qu'aucune preuve ne révélait que les jurés ne comprenaient pas le français. Dans Casselman Electrique c Gaudreau en 1997, le demandeur a déposé en français et le défendeur exigeait une traduction aux frais de l'État. La demande est rejetée : le demandeur a le droit de déposer en français pcq c'est une des langues officielles des tribunaux. Dans le domaine criminel , on a bien sûr l'affaire Simard de 1995 où il a été jugé que l'accusé ne pouvait exiger un acte d'accusation en français, langue du procès, mais pouvait exiger une traduction – même écrite. Dans Boutin, en 2002, la Cour supérieure de justice a maintenu cette approche et trouvé qu'une traduction non officielle suffisait, mais il semble que ce soit maintenant la règle, avec les modifications au Code criminel en 2008, de fournir gratuitement à l'accusé une traduction officielle. Dans Bauer, en 2005, l'accusé a obtenu le droit à un procès en français même s'il parle anglais et que sa langue maternelle est l'allemand, puisqu'il est à l'aise en français. Dans Potvin, en 2004, la preuve démontrait que lors d'un procès en français, la plupart des interventions avaient eues lieu en anglais. M. Potvin a eu droit à un nouveau procès.
De même dans Gagnon, l'accusé a obtenu qu'un procès commencé en anglais se continue en français aussitôt qu'il eut appris qu'il avait droit à un procès en français.
Bref, lorsque la Cour constate réellement une infraction aux droits linguistiques, elle intervient. Cependant, la portée de cette intervention est limitée. D'une part, la Cour ne fait que régler le petit problème qu'on lui soumet et ne peut pas aborder les violations systémiques, à moins que cela soit étayé par une preuve considérable. Ensuite, le remède approprié a toujours été jusqu'à présent, un nouveau procès ou une rescision de la décision initiale, ce qui n'est pas idéal parce que cela engendre des coûts et des délais puisqu'il faut recommencer, sans compter que cela ne corrige nullement le problème systémique.
Modifications possibles
Les interventions du Commissariat aux services en français ainsi que les études et rapports documentent surtout des difficultés non pas nécessairement dans l'appareil juridique lui-même, mais bien plus dans les mécanismes concrets de mise en œuvre.
Tant le rapport du comité de travail que celui que présidait Mme Cardinal ou le Commissaire Boileau, ont tous identifié des problèmes systémiques et proposé des solutions reposant sur quelques prémisses de base : plus de formation, plus de coordination, offre active, meilleure harmonisation des pratiques. On réclame aussi, à juste titre, un ajustement des régions entre tous les régimes juridiques en place, pour que le niveau des droits soit semblable dans des régions semblables, et des mécanismes qui permettent l'offre de services pertinents en dehors de ces régions. Il faudrait peut-être aussi songer, dans la mise en œuvre de la Loi sur les services en français, à l'intégration plus formelle des normes linguistiques au droit de l'emploi dans la fonction publique comme ce fut fait au fédéral. En effet, le justiciable se soucie bien peu du fait que son problème linguistique relève du palier fédéral, provincial ou municipal, de telle ou telle loi ou règlement. Revendiquer l'accès à des services de justice en français revient, pour cette personne, à des délais et des coûts. Il faut avoir l'âme bien trempée pour se lancer dans une lutte pour l'affirmation de ses droits. Pourtant, cela devrait aller de soi et ne conduire à aucun désavantage.
Le gouvernement ferait donc bien d'écouter la voix des intervenants et, surtout, d'agir sans tarder. Dans le domaine scolaire, les petits procès initiaux qui revendiquaient des écoles neuves ou la création de conseils scolaires ont fait place à des méga-procès qui impliquent plusieurs aspects du droit de gestion reconnu par la constitution et que l'incurie de certains gouvernements a rendu lettre morte. Dans le domaine des services en français, on a vu un tel méga-procès aux TNO, qui a résulté en un jugement considérable et dont la mise en œuvre démarre. Si le gouvernement ontarien, de concert avec ses partenaires, ne réussit pas à transcrire les droits actuels en pratique, il y sera contraint par des ordonnances judiciaires.
Ainsi, l'adoption en 1984 des modifications à la Loi sur les tribunaux judiciaires, la mise en œuvre des dispositions du Code criminel et celle de la Loi sur les services en français, offrent un encadrement imparfait mais réel, une base d'action, un socle sur lequel il est possible de structurer des services en français qui permettront cette affirmation d'identité et cette égalité d'accès au système de justice qui fondent ce droit.
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