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L'incidence de l'article 19 de la Charte canadienne des droits et libertés sur les communautés francophones

Trois façons de conceptualiser l'incidence de l'article 19 de la Charte canadienne des droits et libertés et, plus précisément, des institutions judiciaires au Canada sur les communautés francophones

Notes de la professeure Linda Cardinal pour son allocution lors du colloque annuel du Programme d'appui aux droits linguistiques (PADL), Ottawa (Ontario), 20 novembre 2013

Introduction

Je vais tenter, dans le cadre de ma présentation, de problématiser la question de l'impact des institutions judiciaires sur les communautés francophones et d'élargir notre espace de réflexion sur le sujet. Je pars de deux observations. Dans un premier temps, l'étude de l'incidence des institutions judiciaires sur les communautés francophones est dominée par le discours juridique plus que politique ou sociologique. Ainsi, on se trouve souvent sur le même terrain des juristes à faire de la philosophie ou de la théorie du droit avec eux plus qu'à proposer une sociologie des droits.

Dans un deuxième temps, force est de reconnaître qu'en sciences sociales, il y a très peu d'analyses de l'incidence des institutions judiciaires sur les communautés francophones du Canada autre qu'en termes de droits. C'est une situation que nous avons constaté lorsque nous avons effectué l'état des lieux sur les services en français dans le domaine de la justice en Ontario (Cardinal et coll., 2005). Il y a peu d'appétit pour ces questions dans les disciplines comme la criminologie, la sociologie, la science politique ou le service social. Le milieu judiciaire, malgré son intérêt, est peu thématisée comme domaine d'études au sein de la francophonie canadienne comparativement à d'autres secteurs, que l'on pense à l'éducation, l'immigration ou la santé.

Je vais profiter du temps qui me revient dans le cadre de cette présentation pour proposer trois façons de conceptualiser l'impact des institutions judiciaires sur les communautés francophones : i) une approche macrosociologique, ii) une approche action publique, et iii) une approche normative. Ces trois approches ne sont pas exclusives. Elles ne sont pas exhaustives. Elles pourraient aussi s'appliquer à d'autres secteurs si elles étaient jugées pertinentes.

L'approche macrosociologique

Notre première proposition vise à conceptualiser le domaine judiciaire comme appartenant à un secteur que nous pourrions appeler celui de la justice. Nous parlons d'une approche macrosociologique pour témoigner du fait que les institutions judiciaires ont une efficacité ou une incidence qui va bien au-delà de l'article 19 ou autres documents qui guident l'interprétation des juges ainsi que le travail des juristes dans les universitaires ou les officines du ministère de la Justice et des ministères du Procureur général dans les provinces. Certes, tout ce monde représente un réseau d'acteurs important, mais force est de reconnaître que derrière ces acteurs, se cache toute une forêt, soit le secteur de la justice au sein duquel les droits linguistiques constituent une dimension importante, mais non la seule dimension à étudier.

En effet, nous avons vu, dans le cadre de nos travaux que la justice représente un vaste secteur comprenant certes des juges, des juristes et des avocats, mais également des policiers et autres professionnels intervenant dans une foule de secteurs, dont la violence (femmes, hommes abusifs et abusés, aînés, jeunesse, enfance), l'aide à enfance, la protection des citoyens, la sécurité publique, la réinsertion, la sécurité communautaire. Parmi ces intervenants, il y a des travailleurs sociaux, des animateurs communautaires, des gestionnaires, des coordonnateurs, des fonctionnaires, des employés de premières lignes, des psychologues, des criminologues, des parajuristes, des secrétaires, des techniciens, des informaticiens, des interprètes et traducteurs juridiques. Cette liste n'est pas exhaustive.

Ensuite, étant donné l'existence de tous ces intervenants travaillant dans le milieu de la justice, il y a lieu de réfléchir à ce qui les a incités à choisir une carrière dans ce domaine. C'est ce qu'a compris l'Association des juristes d'expression française de l'Ontario (AJEFO), il y a déjà plusieurs années, lorsqu'elle lance le projet Carrières en justice. Ainsi, graduellement, grâce à des initiatives communautaires, la justice se voit thématiser comme un secteur au sein duquel des gens font carrière, mais grâce à des formations obtenues dans les collèges et universités. S'il y a des carrières en justice, quelles sont telles? Quelles sont les moyens que l'on se donne pour les publiciser et attirer les futurs intervenants. Le projet Carrière en justice est un cas de figure qui montre que le milieu de la justice a compris que la justice se conjuguait aussi avec la formation postsecondaire.

Je n'ai pas les données sur le nombre de professions et l'ensemble des formations en cours et celles qui vont s'ajouter grâce à l'investissement de la Feuille de route pour parfaire les programmes ou en développer de nouveau, mais cette situation est un signe que la justice va bien au-delà des tribunaux. Grâce à l'étude de François Dumaine Analyse pan canadienne des besoins de formation en langues officielles dans le domaine de la justice, parue en 2009, nous commençons à avoir une certaine idée de la situation. Toutefois, la recherche universitaire tarde à étudier les facteurs permettant de comprendre pourquoi les jeunes font le choix d'une carrière en justice et comment les programmes répondent à leurs attentes. Quels sont les taux de persévérance scolaire dans ce domaine particulier et qu'elles sont les représentations que les jeunes se font de la justice dans ces programmes et de leur rôle dans le développement des services en français.

Enfin, si le secteur de la justice entretient des rapports étroits avec le monde de la formation, qu'en est-il de ses retombées sur le plan économique? D'abord, le secteur de la justice permet aux francophones d'accéder à des postes rémunérateurs et, dans certains cas, de se tailler une place dans les échelons les plus élevés de la classe moyenne. Pour dire les choses autrement, le secteur de la justice peut favoriser l'accès des francophones à la mobilité sociale. Toutefois, que l'on pense aux salaires des juges par rapport à celui d'une intervenante dans un centre pour femmes violentées et à leurs conditions de travail, il y a aussi des enjeux de disparités salariales et d'équité salariale au sein de ce secteur. Nonobstant, qui dit classe moyenne permet d'imaginer que les francophones qui travaillent dans le domaine de la justice bénéficient d'un certain pouvoir économique. Même si on ne sait pas comment celui-ci est exercé (investissement immobilier, dépenses courantes ou autres), on peut postuler que le secteur de la justice entretient un rapport étroit avec l'économie, notamment avec les économies locales. En d'autres mots, le secteur de la justice est aussi porteur de développement économique, mais encore faut-il mieux le documenter et montrer comment ce développement est favorable au milieu francophone.

Ainsi, lorsque l'on veut comprendre l'incidence des institutions judiciaires sur les communautés francophones, il y a de bonne raison de nous donner une approche macrosociologique pour jeter un regard distinct et fécond sur le secteur de la justice par rapport à l'avancement des droits linguistiques. Se profile la possibilité d'une sociologie des professions de la justice ou encore à une sociologie économique de la justice. Une telle approche permet aussi de démystifier le droit ou la question des droits et de le rendre plus accessible et concret.

L'approche de l'action publique

Si l'on accepte que le domaine de la justice représente un secteur à l'intérieur duquel il existe un ensemble d'intervenants, détenant potentiellement un certain pouvoir économique au sein de leur milieu, ces derniers sont aussi appelés à se constituer en acteurs publiques. La notion d'« acteurs publiques » connote le fait que les intervenants dans le secteur de la justice participent au débat public sur la justice en y intégrant la question des droits linguistiques et des services en français. Ces acteurs ont un rôle unique à jouer au Canada, car ils amènent la question de l'égalité linguistique dans le débat public. L'analyse du rôle des acteurs francophones dans le domaine de la justice a été à peine entamée. J'ai tenté de poser quelques jalons pour une étude de la question dans le cadre de mes travaux sur le Mouvement C'est l'temps et la Coalition des intervenantes et intervenants francophones en justice. Toutefois, lorsque j'ai réalisé l'État des lieux sur les services en français dans le secteur de l'Ontario, j'ai bien vu qu'il y avait une histoire à faire de tous ces mouvements depuis les années 1970 qui ont porté la question des services en français dans le domaine de la justice sur leurs épaules, en commençant par les débats sur le bilinguisme judiciaire au Nouveau-Brunswick, qui sert de fer de lance du mouvement ontarien C'est l'temps jusqu'à la cause Caron en Alberta encore aujourd'hui.

Étudier l'action publique dans le domaine de la justice, c'est donc s'intéresser au jeu des acteurs, aux rapports entre eux, en plus de leurs représentations de la justice et leurs répertoires d'action ainsi que leurs retombées réelles sur le développement des communautés francophones. Dans l'ensemble, les acteurs publics comme la Coalition, les associations de juristes et les groupes communautaires peuvent être représentés comme des acteurs intermédiaires entre le milieu de la justice et la communauté francophone. Notre étude de la Coalition nous a permis de documenter le rôle clé que jouent ces groupes, aujourd'hui, pour traduire les besoins et les préoccupations de la communauté francophone auprès des gouvernements et pouvoirs publics. La prise de conscience de ce rôle clé de transmetteur des enjeux de la communauté vers d'autres instances a d'ailleurs eu une incidence importante dans le milieu juridique.

Prenons le cas de l'AJEFO. Nos travaux ont montré qu'il y a dix ans, l'AJEFO ne se voyait pas comme un acteur communautaire travaillant avec d'autres acteurs communautaires. Cette évolution est importante, car elle montre que le milieu juridique commence à se représenter comme un acteur au sein de son milieu et non uniquement comme étant au-dessus de son milieu.

De fait, grâce à son lien avec le milieu communautaire, l'AJEFO a su démystifier le domaine de la justice auprès des groupes. Pour leur part, les groupes ont incité l'AJEFO à reconnaître que la justice n'était plus leur chasse gardée, qu'il y avait tout un ensemble d'acteurs hors les murs du droit qui tentait aussi d'influencer la prise de décision dans le domaine de la justice, en particulier en ce qui a trait à l'offre de services en français.

Une approche d'action publique peut aussi servir à mieux comprendre le pouvoir d'influence des différents intervenants du secteur de la justice sur la prise de décision et le développement des services en français et entre eux. Ainsi, la question de l'incidence des institutions judiciaires sur les communautés francophones ne peut pas être abordée de façon étroite si l'on tient compte du fait qu'un grand nombre d'intervenants sont dorénavant interpellés par la façon dont les institutions judiciaires desservent la population francophone.

Penser le secteur de la justice comme un espace au sein duquel les intervenants peuvent aussi se représenter comme des acteurs publiques ouvre la voie à une étude des rapports de pouvoir tout comme des rapports de collaboration entre eux. Ces rapports de collaboration peuvent donner lieu à de nouveaux réseaux, comme la Coalition, et avoir des retombées importantes en termes d'influence auprès des décideurs publics, mais également auprès de la communauté, car plus les groupes se concerteront, mieux ils comprennent les besoins du milieu et peuvent trouver des solutions innovatrices pour y répondre.

Penser la justice comme un secteur favorable à l'action publique invite aussi à porter une attention particulière à la question des outils ou instruments d'action publique. Ces instruments connotent les moyens par lesquels les gouvernements produisent les politiques publiques. Dans le cas des services en français, il apparaît important d'approfondir les moyens que se donnent les gouvernements pour favoriser l'offre active de services en français comme pour intégrer la langue dans l'ensemble de ces politiques, programmes et projets. Quels sont les instruments existants? Plan d'action? Principe d'offre active? Si ces instruments existent, comment servent-ils à produire un discours sur les services en français et les communautés francophones? Les gouvernements ou fonctionnaires procèdent-ils à une analyse différenciée francophone lorsqu'ils planifient les services en français? Consultent-ils les acteurs du milieu de la justice? Ou encore, les usagers de services en français? Font-ils des suivis afin de s'assurer que leurs politiques, programmes ou projets répondent bien aux besoins des communautés francophones? Comment font-ils pour décider que les services en français offerts dans le domaine de la justice sont de qualité égale aux services en anglais?

Cet ensemble de questions nous paraît important, car non seulement il est lié à l'influence des acteurs dans le domaine de la justice sur la prise de décision, mais il sert aussi à montrer que ce dernier produit des effets, génère des règles, des procédures, des principes, impose des performances, des dynamiques, des intérêts. C'est ainsi que le secteur de la justice participe au changement. Plus le domaine de la justice s'ouvre à un ensemble d'acteurs, plus il devient donc utile d'approfondir comment ces acteurs participent à la négociation, à la gouvernance et au dialogue sur les instruments pour gouverner les politiques dans le domaine des services en français.

L'approche normative

Il est difficile de sortir des débats normatifs quand on étudie les droits linguistiques et le développement des communautés francophones. Il existe une sorte de déficit normatif dans ce domaine, du fait que l'on doive constamment rappeler, comme l'a montré le dernier rapport du Commissaire aux langues officielles, qu'il existe un enjeu identitaire au Canada qui a trait à la place du français au pays.

Or, si l'on accepte que l'égalité du français et de l'anglais au Canada constitue un bien à la fois individuel et collectif. Si l'on reconnaît que la langue est un vecteur de citoyenneté, pourquoi le gouvernement canadien mine-t-il son lien de confiance avec ses citoyens? Comment se joue la prise en compte des préoccupations des minorités francophones non seulement dans le domaine de la symbolique constitutionnelle, mais sur le terrain, là où l'on offre des services en français, mais aussi là où les conflits peuvent donner lieu à du cynisme et de l'aliénation par rapport au régime linguistique canadien.

Étudier l'incidence des institutions judiciaires sur le développement des communautés francophones nous paraît donc intimement lié à la façon dont le gouvernement canadien et les gouvernements provinciaux tissent leur lien de confiance avec leur minorité de langue officielle. Ce débat doit se poursuivre. La question nous paraît particulièrement importante dans le contexte de la diversité croissante des sociétés et le besoin de réponses adaptées aux réalités des communautés francophones combinant à la fois les normes étatiques existantes et le besoin d'innover ainsi que d'identifier les correctifs nécessaires pour rétablir la confiance des communautés en leurs gouvernements.

Et si on parle de justice, on doit aussi parler de justice sociale. On ajoute une autre couche de complexité à la question. Dans le monde de la justice, il y a d'autres enjeux que celui du droit à un procès en français. Il y a des enjeux de pauvreté, abus, problèmes liés à l'intégration des immigrants, violence contre les femmes. Ces enjeux invitent aussi à approfondir le rôle du milieu juridique sur l'avancement de la justice sociale.

Enfin, la Loi sur les langues officielles a plus de 40 ans et nous avons plus que jamais besoin d'une meilleure compréhension de la nature du lien de confiance qui s'est établi au fil des ans entre les communautés francophones et leurs gouvernements. Comment s'est-il construit ? Les gouvernements ont besoin de comprendre cela. Dans le domaine de la justice, cela est crucial.

L'offre active de services en français traduit en partie ce lien entre les gouvernements et les minorités francophones. Pourquoi nous offrir des services en français? Pour que le français demeure une langue publique, une langue de citoyenneté.

Conclusion 

Trois approches à prendre comme un tout.

Le débat normatif n'est jamais fini une fois pour toutes. À chaque fois que l'on nous refuse un service en français, nous sommes interpellés dans notre for intérieur à nous expliquer pourquoi on ne peut pas nous servir en français étant donné que c'est non seulement un droit, mais que l'égalité linguistique est une caractéristique fondamentale de la société canadienne.

Le débat sur l'action publique ne fait que commencer. Mieux comprendre que les groupes communautaires intervenants dans le domaine de la justice sont aussi des acteurs publics leur confère une représentation de soi porteuse de pouvoir. Reste toutefois à poursuivre l'étude du pouvoir d'action collective des différents acteurs au sein du secteur de la justice et à le comparer avec d'autres secteurs comme celui de l'éducation ou de la santé.

Enfin, l'importance des institutions judiciaires va au-delà du droit. Il y a aussi besoin de comprendre le secteur de la justice comme un espace de services qui mobilise un ensemble de personnes travaillant au sein du public. Pour offrir les services en français, il faut former les gens, créer des programmes, étudier l'expérience étudiante dans ce domaine particulier et les sensibiliser au développement des communautés francophones. Ensuite, il faut tenter de suivre le parcours de ces futurs professionnels de la justice afin de leur donner l'appui professionnel nécessaire pour leur permettre de contribuer au développement de leur milieu.

On ne peut donc pas parler uniquement d'institutions judiciaires. Nous sommes en présence d'un secteur qu'il faut apprendre à penser comme un tout et non en fonction de ses quelques parties.
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  • Catégorie : Justice



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Modification : 2013-11-25