Texte de l'allocution de l'honorable Claudette Tardif lors du banquet de l'Association des étudiantes et étudiants en common law de la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa, vendredi 2 novembre 2012, au Château Laurier, à Ottawa.
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Mesdames et Messieurs, Distingués invités, Bonsoir
Permettez-moi tout d'abord de remercier messieurs Bruce Feldthusen et Peter Oliver ainsi que l'Association des étudiantes et étudiants en common law de m'avoir invitée à prendre la parole ce soir.
Le programme de common law en français de l'Université d'Ottawa occupe une place bien spéciale dans mon cœur car plusieurs étudiantes et étudiants de ma province, l'Alberta, sont diplômés de ce programme. Je suis très fière d'eux et en plus, de ceux et celles, qui sont peut-être ici ce soir, qui ont travaillé à mon bureau au Sénat.
Le programme de common law en français de l'Université d'Ottawa joue un rôle essentiel en formant des juristes en français pour l'ensemble du pays. Les besoins des francophones pour obtenir un accès à la justice sont nombreux. Grâce à ce programme, on peut compter sur un plus grand nombre de juristes, pouvant s'exprimer en français, qui pourront s'impliquer pour rendre les services judiciaires et juridiques plus accessibles.
Je voudrais souligner la contribution des professeurs qui, par leurs recherches et leurs interventions, font avancer les droits linguistiques.
J'aimerais également reconnaître la très grande contribution de l'honorable Michel Bastarache, qui est ici ce soir, et pour qui j'ai une grande estime.
Devant de tels éminents spécialistes en droits linguistiques, c'est avec beaucoup d'humilité que je vais vous présenter certaines de mes réflexions et mes préoccupations au sujet de l'accès à la justice en français dans les communautés francophones en situation minoritaire, sujet qui retient mon attention et qui me passionne.
J'ai eu le privilège de présenter une interpellation sur l'accès à la justice en français au Sénat le 15 mai dernier. En réponse à cette interpellation, je suis heureuse de vous informer que la sénatrice Maria Chaput s'est engagée à participer au débat pour présenter la situation de l'accès à la justice en français au Manitoba et que la sénatrice Marie Poulin fera de même pour l'Ontario.
Ce thème de l'accès à la justice en français m'est très cher, car je crois que nous avons la capacité de rendre notre système judiciaire plus accessible et plus équitable pour tous.
Depuis les années 80, les membres des communautés francophones en situation minoritaire ont fait des gains importants dans les domaines de l'éducation et de la santé.
Il est clair que ces progrès sont en grande partie attribuables d'une part, aux revendications des francophones pour la reconnaissance de leurs droits linguistiques, et d'autre part, aux interprétations plus généreuses des tribunaux.
Voici comment l'honorable Michel Bastarache interprète cette évolution de nos droits linguistiques :
« (…) les droits qui nous sont reconnus ne sont pas fondés sur l'intolérance et l'accommodement. Ce sont des droits fondés sur la reconnaissance de notre statut en qualité de francophones et de notre droit de maintenir et de développer notre langue et notre culture. Ce sont des droits fondamentaux par nature ; c'est ce qui fait en sorte que ces droits, à la fois individuels et collectifs, font l'objet d'une interprétation progressive et généreuse. »
Toutefois, en ce qui concerne l'accès à la justice en français, un droit aussi fondamental que le droit à l'éducation, je me demande comment il se fait, qu'en dépit de la reconnaissance de nos droits par la Constitution, par la Charte des droits et libertés, par le Code criminel, par la Loi sur les langues officielles et par la jurisprudence, il existe encore trop d'obstacles qui rendent problématique un accès équitable à la justice en français aux membres des communautés francophones en situation minoritaire.
L'accès à la justice en français est un droit fondamental et, parce que l'égalité réelle est reconnu par la plus haute cour du pays, les justiciables ont le droit d'être entendu dans la langue de leur choix, peu importe la région où ils habitent.
Il en découle qu'un procès criminel peut être mené en français ou en anglais, ce qui impose aux tribunaux une obligation de bilinguisme institutionnel.
Je vous rappelle que dans l'affaire Beaulac, la Cour suprême reconnaît que les droits linguistiques reposent sur le principe de l'égalité réelle des deux langues officielles. L'égalité réelle suppose une offre active de services judiciaires et juridiques de qualité égale dans les deux langues officielles. Ce qui malheureusement fait défaut à la grandeur du pays.
Les défis à relever sont nombreux pour faciliter l'accès à la justice en français: il faudrait s'attaquer au perfectionnement linguistique des intervenants du domaine judiciaire, au développement d'une offre active de services, à l'accroissement du nombre d'avocats de la défense qui s'expriment en français et à la sensibilisation aux droits conférés par l'article 530 du Code criminel.
La nomination d'un nombre insuffisant de juges possédant une bonne connaissance du français est un des obstacles majeurs à l'accès à la justice en français.
Dans son rapport d'enquête sur la capacité bilingue institutionnelle de la magistrature des cours supérieures de la Nouvelle-Écosse et de l'Ontario, publié en juin 2011, le Commissaire aux langues officielles conclut que le processus actuel de nomination des juges ne permet pas de garantir la nomination d'un nombre suffisant de juges bilingues au sein des cours supérieures. De plus, le commissaire suggère que le ministère de la Justice du Canada pourrait effectuer de réelles démarches pour évaluer la capacité linguistique des cours supérieures afin de déterminer si celles-ci ont une capacité linguistique suffisante pour répondre aux besoins.
En 2010, le projet de loi C-232, que j'ai défendu au Sénat, créait une nouvelle condition de nomination des juges de la Cour suprême selon laquelle ceux-ci devaient comprendre l'anglais et le français sans l'aide d'un interprète. La question fondamentale en était une d'équité et de justice pour tous les citoyens canadiens. Ce projet de loi s'inscrivait dans la suite logique de la reconnaissance de l'égalité réelle du français et de l'anglais dans nos institutions fédérales. Malheureusement le projet de loi C-232 est mort au Feuilleton en 2011.
Un autre obstacle à l'accès à la justice en français est le manque de dispositions règlementaires dans certaines provinces pour favoriser la mise en œuvre de l'article 530 (1) du Code criminel garantissant à l'accusé le droit de subir son procès dans la langue de son choix.
Malheureusement en Alberta, aucune procédure et politique ont été mises en vigueur pour garantir le droit de l'accusé d'être informé de ses droits linguistiques, d'être informé en français des accusations faites à son endroit, et d'obtenir une transcription en français des paroles prononcées dans cette langue.
Par exemple, la province ne prescrit aucun formulaire de procédure civile en français, même pas pour un divorce. Lors d'une audience devant un tribunal de l'Alberta, ce qui se dit en français par un justiciable, son avocat et le juge peut ne pas faire partie de la transcription judiciaire même dans une affaire criminelle où l'accusé a demandé un procès en français.
De plus, dans ses directives aux personnes responsables de préparer les transcriptions judiciaires, la province de l'Alberta ne prévoit pas les audiences en français. Les directives indiquent que, pour toute autre langue que l'anglais, plutôt que de transcrire ce qui a été prononcé dans cette autre langue, on inscrit l'une ou l'autre des deux explications suivantes : FOREIGN LANGUAGE SPOKEN ou OTHER LANGUAGE SPOKEN. Donc, il est évident que les efforts de la part du législateur albertain sont quasi inexistants pour éliminer les entraves à l'usage du français.
Permettez-moi de souligner le travail et la vigilance de Maître Gérard Lévesque qui subit ces obstacles dans l'exercice de sa profession avec ses clients francophones. Monsieur Lévesque est un ardent défenseur des droits linguistiques qui dénonce la situation en Alberta depuis plusieurs années.
À la lumière de nombreux obstacles qui rendent l'accès à la justice en français déficient dans la majorité des provinces, il est urgent qu'une approche concertée s'établisse entre tous les intervenants. Des pas de géants restent à faire en vue de rendre accessible la justice en français.
Les récentes données du recensement de 2011 indiquent que près de 10 millions de personnes au Canada ont déclaré pouvoir soutenir une conversation en français. D'ailleurs, on observe une croissance de l'immigration qui a un impact significatif sur nos communautés francophones, et en particulier en Alberta. Plusieurs de ces nouveaux arrivants ont besoin de services juridiques et cherchent à s'exprimer dans leur deuxième langue parlée qui est le français. La demande pour les services juridiques en français augmente tandis que l'offre de tels services est négligeable. Manifestement, il n'y a pas de volonté de la part de la province pour améliorer cette situation injuste.
Je suis persuadée que des personnes comme vous, fières d'évoluer en français, possédant une excellente compréhension et connaissance de nos droits linguistiques puissent faire une différence. Vos travaux, vos recherches et votre engagement constituent un maillon essentiel pour l'épanouissement de nos communautés. Nos attentes à l'égard d'une relève francophone qualifiée en droit sont grandes et elles sont justifiées. C'est grâce à des personnes comme vous que nous pouvons aspirer à une société où les droits de tous sont respectés.
Que tous les Canadiens aient accès à une justice dans les deux langues officielles est un défi que doit relever sans attendre une société qui a à cœur le respect de ses droits.
Merci beaucoup.
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