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Changer le monde en français ? (Michaëlle Jean)

Discours prononcé par la très honorable Michaëlle Jean, le 4 juillet 2012, au Forum mondial de la langue française.
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Changer le monde en français ? Oui, cela est possible.

Souvenons-nous des trois mots qui ont non seulement inspiré la révolution française, mais fait basculer tout un monde: « Liberté. Égalité. Fraternité. »

Trois mots chargés de toutes les promesses et qui se sont répandus pour allumer le feu de tous les rêves d'une humanité à inventer.

Je sais ce que ce rêve, ce combat d'émancipation, a su réveiller chez mes propres ancêtres, des femmes, des hommes qui, par milliers, ont été dépossédés de tout : de leurs noms, de leurs langues, de leurs cultures, de leurs lieux, de leur dignité, de leur existence même, livrés en bêtes de somme, réduits à l'esclavage et pour qui ces mots sublimes « Liberté. Égalité. Fraternité. » signifiaient renaître à eux-mêmes.

Et qu'importe qu'ils aient été dits dans la langue des maîtres et de l'oppresseur, ces mots, ils les ont reconnus dans leur chair, ils s'en sont appropriés, comme on s'empare d'un butin, d'un dû, d'un trésor à partager. Le beau trésor que voilà…

Liberté. Égalité. Fraternité. Trois mots, blasons d'un combat éprouvant jusqu'au sang, mais jamais comme la morsure du fouet, de l'humiliation, du viol et du racisme, jamais comme les 350 années de traite infâme et inhumaine.

Et cette langue-là, cette langue française qui les a pris à la gorge et qui les a longtemps écorchés, enchainés, réduits au néant, ils décident, au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, qu'elle fera partie de leur conquête, de leur revanche, qu'avec elle ils feront reculer l'impensable et qu'ils vaincront l'impossible.

Liberté, Égalité, Fraternité, pour nous aussi les nègres qui n'étions pas invités au banquet révolutionnaire, ni à manger de ce pain-là.

Ainsi naquit la première république d'hommes et de femmes noirs affranchis par eux-mêmes et qui surent redonner à la terre de leur avilissement et de leur douloureuse captivité son nom d'origine : Haïti.

Haïti qui veut dire terre montagneuse dans la langue des peuples frères Arrawak, Taïno et Caribe, décimés.

Le rêve réalisé par Haïti en 1804 gagna aussi très vite tous les peuples opprimés du reste des Amériques.

Liberté, Égalité, Fraternité, pas seulement pour nous Haïtiens, Haïtiennes, mais pour tous les autres enchaînés du continent, dira Alexandre Pétion, le président de la jeune République d'Haïti, à Simon Bolivar, El Libertador, chassé du Venezuela en 1815 et à qui il donne asile. Il lui donne aussi des ailes. Pétion accepte même de fournir à Bolivar les moyens financiers de reprendre sa campagne de libération à condition, stipule-t-il, que ce combat garantisse l'émancipation des esclaves de toutes les terres libérées.

Ainsi naquirent les nouvelles républiques des Amériques latines : de l'exploit, de la vision et des ressources de la petite république d'Haïti qui le paya cher.

Les grandes puissances européennes, avec la complicité des États-Unis esclavagistes et ségrégationnistes, ne lésineront pas sur les représailles. Haïti sera isolé par embargo, son économie réduite à néant faute d'accès à tous les marchés. La jeune nation est marquée au fer rouge et condamnée à ne pas s'en sortir.

Qu'à cela ne tienne, plus de 200 ans plus tard, la République d'Haïti est encore debout. Chancelante, d'épreuves en épreuves, d'une catastrophe, d'une crise à l'autre, mais toujours debout.

Les Haïtiennes et les Haïtiens ne sont pas au bout de leurs luttes et continuent aujourd'hui encore et comme hier d'aspirer à la liberté, à l'égalité et à la fraternité, dans ces lettres d'or qui expriment les valeurs cardinales avec lesquelles nous pouvons et devons tracer les contours de notre monde.

J'ai donné l'expérience haïtienne en exemple, mais à la question peut-on changer le monde en français, j'entends : que peut la Francophonie et qu'a-t-elle à offrir?

Je réponds sans hésiter : une formidable expertise de toutes les questions qui affectent l'humanité; une formidable capacité de faire, d'inventer, d'innover, de créer de toutes nos forces, de tous nos apports solidaires.

J'en veux pour preuve la riche diversité des perspectives, des réalités et des traits de civilisation rassemblés au cœur de la Francophonie : 75 pays qui vont des peuples du désert à ceux des rizières, des peuples insulaires à ceux des continents, des peuples des plaines à ceux des montagnes, des forêts boréales et tropicales.

Nous, de la Francophonie sommes pétris de toutes ces spécificités, nos mémoires de toutes ces expériences non négligeables et d'une somme de modèles de développement authentiquement enracinés dans nos cultures locales.

Nous devons miser sur cette diversité, atout riche et précieux, source d'une réflexion puissante qui s'inscrit dans la modernité et qui donne un sens à nos actions versées dans un but ultime qui est l'humanisation de l'humanité.

Et nous en sommes capables. Nous pouvons aisément témoigner de la condition humaine, nous sommes conscients des situations lamentables et des disparités qui se perpétuent sur la planète. La Francophonie les porte en son sein des plus nantis aux plus dépourvus, mais ayant les uns et les autres beaucoup à offrir.

Ce qui explique que la Francophonie soit profondément investie des grands défis à relever dans la famille des nations, mais aussi des idées, des aspirations, des actions et des solutions pour y arriver.

L'engagement de la Francophonie ne date pas d'hier.

Elle ne cesse d'exhorter à rétablir l'équilibre pour une mondialisation maîtrisée de manière responsable qui place le développement humain et économique sur des fondations équitables, justes et durables.

J'aime que la Francophonie prenne avec conviction la défense et le pari d'une éthique du partage, d'un accès équitable de tous les peuples aux ressources naturelles, d'une plus grande mobilisation pour éradiquer la pauvreté et protéger l'environnement et qu'elle contribue inlassablement aussi à renforcer l'accès universel à une éducation de qualité.

Nous savons qu'aucun pays ne saurait s'en sortir seul, mais que la tâche est possible si nous œuvrons tous ensemble dans le cadre d'un partenariat mondial déterminant pour stimuler la croissance, la stabilité et la paix dans le monde. J'aime l'idée qu'on puisse nous donner en exemple.

Nous, francophones et solidaires, sommes aussi les premiers à défendre la culture dans toute sa dimension transversale. La culture comme vecteur essentiel de cohésion sociale, de dialogue, d'ancrage des valeurs universelles et du respect des droits et libertés fondamentales.

À cela les jeunes répondent avec enthousiasme. La francophonie est un bassin de jeunesse et c'est avec elle qu'il faut compter.

Je trouve d'ailleurs très stimulant, très prometteur que ce premier Forum mondial de la langue française fasse une si grande place aux jeunes de tous les horizons y compris de pays ou de communautés non francophones. Ils sont ici pour se rencontrer et pour élargir comme ils le souhaitent tant, leurs réseaux.

La vitalité de la Francophonie passe par ces forces vives que représentent les jeunes, leurs idées, leur créativité, leurs actions qu'il nous faut inclure, accompagner et reconnaître comme faisant partie des solutions, ici maintenant et pas seulement pour l'avenir, dès à présent.

Mon legs d'ancienne gouverneure générale du Canada, la Fondation Michaëlle Jean, est d'ailleurs entièrement dédié à soutenir des initiatives citoyennes de milliers de jeunes qui, partout au Canada jusque dans l'Arctique, agissent avec courage, avec conviction, à grand renfort d'imagination et d'audace pour favoriser le dialogue, contrer l'exclusion, la discrimination, la violence et quantité de problématiques sociales qui les affligent, les jettent à la rue et les exposent à tous les dangers.

Alors que je continue de parcourir le pays, je note combien les jeunes ont un désir profond de se rassembler, se rejoindre, de multiplier leurs espaces de parole, de résonance, de créations authentiques, d'échanges diversifiés, de partenariats solides et de coopération à long terme vers, comme disait le poète Senghor, des futurs flamboyants.

Même que de plus en plus de jeunes Canadiennes et Canadiens anglophones se tournent avec enthousiasme vers la seconde langue officielle du pays et on sent chez la nouvelle génération un plus grand élan en faveur du bilinguisme. Ils sont de plus en plus nombreux à comprendre et à acquiescer lorsque je leur dis que chaque langue est une fenêtre de plus, ouverte sur le monde. Comme je n'ai de cesse de répéter que la valorisation et la survie du fait français ne doit pas être que l'affaire des francophones, mais celle de l'ensemble des Canadiennes et des Canadiens, voire celle de l'ensemble du monde. Il s'agit de protéger un héritage historique, culturel, linguistique, des valeurs, des droits qui continuent de façonner l'identité et la raison d'être de ce pays et qui permet aussi de dire les contours de notre monde.

Il faut faire de la francophilie une passion contagieuse!

D'ailleurs, à Londres, pour bien souligner qu'au même titre que l'anglais, le français est l'autre langue officielle du mouvement olympique international, j'ai voulu, à titre de Grand témoin de la francophonie pour les jeux olympiques et paralympiques, mener une campagne rassembleuse et engagée, une campagne de charme et de séduction qui a pour thème Le français j'adore!

Il fallait une déclaration d'amour, car la langue est aussi une affaire d'amour et de vie, elle n'est pas qu'utilitaire.

Je me suis dit, ne soyons pas timorés, ne cédons pas au rouleau compresseur qui veut faire croire qu'en dehors de l'anglais, point de salut.

Un demi-million de personnes issues de communautés francophones résident à Londres et c'est sans compter tous les francophiles et aux Jeux plus de 70 pays participants sont de l'espace de la Francophonie.

À nous de faire réaliser et d'assumer activement, passionnément, la force de ce que nous représentons.

À nous de travailler ensemble et de continuer de montrer comment le français est aussi la langue de la société de l'information; la langue du développement durable et équitable; la langue de l'État de droit, de la résolution des conflits, de la promotion et de la diffusion des droits et libertés; la langue de l'enracinement des valeurs universelles; la langue de la rencontre des imaginaires, des savoirs et de la connaissance. Et il nous faut soutenir TV5 qui met bien en relief cette riche toile de fond de l'espace de la Francophonie et croiser nos regards, faire résonner nos voix plurielles, rayonner nos actions, nos réalités, nos réussites, nos mémoires, nos horizons, pour briser nos silences et jeter des ponts entre nous et le reste du monde. Cette fenêtre est vitale. Il faut lui donner les moyens de rester bien ouverte et de s'élargir davantage. Une autre façon d'investir en ce que nous sommes, nos économies, nos débouchés.

Nous devons donc être plus audacieux, toujours plus audacieux, en nous ralliant aussi autour de cette structure intergouvernementale dont nous disposons et qui est l'OIF, l'Organisation internationale de la Francophonie.

Envoyée spéciale de l'UNESCO pour Haïti, je mesure pleinement combien sur le terrain il est précieux de jumeler nos actions à celles de l'OIF pour soutenir, par exemple, de manière plus coordonnée et complémentaire, en partenaires de choix, les efforts de l'État haïtien pour la réforme primordiale de l'éducation, l'élaboration des contenus, des curricula, la formation des maîtres, la qualité des apprentissages, la collecte de données et de statistiques. Pour envisager aussi des pôles de coopération Sud-Sud, Nord-Sud, permettant à Haïti de s'inspirer de projets concluants réalisés dans d'autres pays de la Francophonie confrontés à des défis semblables et de bénéficier d'outils et matériels élaborés en français.

Je dirais pour conclure, que nous devons continuer de bâtir un front uni, innovateur et dynamique en français, intensifier la concertation et la coopération entre nous, témoigner ainsi des valeurs qui nous unissent.

Notre apport, en raison de ce que nous sommes, est inestimable. Soyons indignés certes, mais surtout mobilisés et stratégiquement à l'œuvre et au combat! Fédérons, mutualisons nos énergies, nos idées, nos visions, nos forces, le commerce dans le bon sens du terme, non pas l'exploitation, de nos entreprises, de nos idées et de nos cultures.

Et permettez que je cite cette pensée lumineuse de Le Clezio : « Comment imaginer un monde sans cette langue? La langue française est munie d'éternité ».

Merci
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Modification : 2012-07-15