Un itinéraire missionnaire remarquable

Février 2021

Quand les pauvres nous apprennent l’Évangile

Je suis convaincu d’une chose: nous vivons présentement une période des plus stimulantes de la vie de l’Église. Quand je dis ça dans mon entourage et à des groupes de jeunes ou d’adultes, les gens disent : “Mais d’où i’ sort celui-là ?” Précisons tout de suite: une période qui nous ramène à l’essentiel du message de Jésus, et à la possibilité d’y adhérer en toute lucidité. Laissez-moi vous raconter un peu.

Mon itinéraire

Prêtre oblat depuis plus de 60 ans, je reconnais que j’ai été privilégié dans ma feuille de route. Toujours envoyé dans des milieux pleins de possibilités et de grands défis. Douze ans à Novalis, Ottawa, à créer des outils d’animation et de réflexion pour les couples, les paroisses, les écoles, à une époque où le Québec s’ouvrait largement sur le monde grâce à l’EXPO 67. Puis cinq ans au Centre Saint-Pierre, Montréal, à promouvoir les Communautés de base et les organismes communautaires dans les quartiers populaires. Sept ans ensuite à fréquenter cette université du coeur que furent pour moi les Communautés de l’Arche (Jean Vanier), avec des personnes dotées d’un handicap intellectuel et d’une surdose d’affection. Puis quinze ans en paroisse et en prédication itinérante, cherchant à relire l’expérience de Jésus dans les évènements qui marquent notre quotidien. De 2007 à 2010, me voilà à Québec au Centre Victor-Lelièvre, au sein d’une équipe soucieuse de proposer une vision de foi qui soit cohérente avec les quêtes de sens, de fraternité et de libération de notre temps. Et depuis lors, je participe à l’accueil et à la proposition d’une espérance pour des milliers de pèlerins et de chercheurs de Dieu au Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap, à Trois-Rivières. Un méchant malaxeur que ces divers champs de mission ! Qu’en est-il ressorti ?

Une passion

Souvent, quand on parle de la passion de Jésus, on réfère à ses quelques heures de torture. Mais sa passion, ce fut tellement plus que ça. Ce qui le passionnait ? Montrer le vrai visage d’amour de son Père; libérer la femme courbée et Lazare prisonnier de ses bandelettes de cadavre; dénoncer les abus de pouvoir des chefs religieux pour qui les prescriptions de la Loi passaient avant la dignité des personnes. Ça, ça le prenait aux tripes. « La miséricorde vaut plus que les sacrifices au Temple » « Je suis venu pour que tous vivent à plein ». « La vraie religion, ce n’est pas une affaire de tel ou tel temple ou tradition; c’est dans l’esprit que ça se passe et dans la vérité de vie ». « Pardonnez à vos ennemis, aimez-les même ! ». « C’est quand on vous persécute à cause de moi que vous êtes heureux ». De la pure folie.

Au fil des années, les pauvres de toutes sortes, exclus de la société et parfois de l’Église, m’ont aidé à comprendre le langage radical de Jésus. Ils m’ont appris l’Évangile à même leur expérience de fragilité, de rejet, de lutte quotidienne. Leur expérience d’audace aussi, pour dénoncer les injustices criantes qu’entretient notre système économique, basé sur le profit maximum et sur le contrôle de l’information et des décisions par une poignée de possédants.

Ça a été long, mon éveil. C’est venu en me plongeant dans les milieux populaires, en échangeant avec des confrères formés dans l’Action Catholique Ouvrière (que les Oblats avaient démarrée au Québec dans les années 40), en m’inscrivant à plusieurs réseaux de laïques et de religieux engagés dans les enjeux de justice, en participant à des manifestations contre la guerre, le libre-échange, l’exploitation sexuelle, ou pour l’élimination de la pauvreté, les droits des femmes, la compassion envers les sidéens, la protection de l’environnement… À travers tout ça, je suis « tombé dans la potion magique », comme Obélix.

Des fruits en diverses saisons

Il y en a eu de quatre formes surtout, nés d’un « regard porté sur le monde à travers le regard du Sauveur crucifié », comme m’y incite la Règle de vie de ma famille religieuse.

1- D’abord des sessions sur « l’Alliance de Dieu avec les pauvres » pour retrouver le filon de l’histoire du peuple hébreu et des générations de chrétiens, jusqu’à l’épopée tragique et courageuse du peuple Haïtien, qui m’a accueilli à plusieurs reprises.
2- Un livre de « récits bibliques pour nos temps de questionnement et d’espérance : Et si l’Amour était le plus fort ? » Une relecture audacieuse et subversive des Évangiles et de la foi. Publié en 2001, où les quelque 300 illustrations témoignent que l’Évangile arrive encore aujourd’hui. Un outil d‘évangélisation populaire distribué à 43,000 exemplaires.
3- Lors d’un carrefour autour des enjeux de Justice, Paix, Intégrité de la Création (JPIC), nous avons élaboré un Guide d’engagement pour la sauvegarde de la planète. « Ce monde immense et beau » propose à la fois des gestes concrets et une inspiration spirituelle pour motiver à agir pour guérir notre Mère la Terre.
4- Devant l’accroissement de la violence (trafic sexuel, intimidation entre écoliers, répression policière, exploitation abusive des ressources naturelles et des humains, guerres et massacres…), j’ai développé des liens avec des organismes comme Amnistie Internationale, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), le Centre de ressources sur la non-violence, les groupes de défense des femmes violentées, des personnes homosexuelles, des populations autochtones colonisées et souvent bafouées… Des ateliers ont amorcé une démarche proposant des « Alternatives à la violence », dans la foulée de Gandhi, de Martin Luther King, et d’un dénommé Jésus de Nazareth. De là est venu aussi l’aménagement d’une « Chapelle de la Paix » au Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap, où figurent les portraits de 36 prophètes actuels de la non-violence provenant de diverses cultures et voies spirituelles. Un lieu de rencontre, depuis trois ans, avec Musulmans, Hindous, Abénakis, Chrétiens de diverses confessions pour une veillée de prière pour la Paix.

Des défis pour « l’Église dans le monde de ce temps »

Au-delà des problèmes de vieillissement, de délaissement des églises, il y a un défi tellement plus vital pour nos communautés chrétiennes: comment garder à l’Évangile sa force de transformation du monde ? Deux avenues, entre bien d’autres :

1- Soutenir les initiatives d’action par les gens à la base de la société civile et religieuse. Stimuler l’éveil d’une conscience citoyenne à partir de situations locales ou mondiales, comme les enjeux d’écologie ou de violence. On en voit un exemple excellent dans un film de l’ONF «Porteurs d’espoir», qui raconte l’engagement d’élèves autour d’un problème d’environnement. Éduquer au sens critique pour contrer la désinformation alimentée par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change dans la culture dominante. Discerner avec les organismes communautaires du milieu ce qui améliorera la condition humaine et sociale des plus défavorisés.

2- Proposer la foi comme un chemin de liberté radicale et d’épanouissement de l’esprit et du cœur. La montée actuelle des fondamentalismes dans les diverses traditions religieuses entraîne intolérance, dénonciations, persécution et terrorisme. Certains épisodes de notre histoire chrétienne ne sont pas plus édifiants à cet égard que ce qui nous fait peur dans d’autres traditions. Jésus, lui, s’est situé nettement à contre-courant de toute rigidité et étroitesse de vue, chaque fois qu’une personne était méprisée ou que la religion devenait un fardeau. « C’est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés » criait Paul aux premiers chrétiens qui voulaient se remettre sous d’anciens carcans légalistes. Gal. 5,1.

Une espérance têtue

Je n’ai pas oublié mon affirmation du début : une e période stimulante de la vie de l’Église. Nous sommes plus que jamais condamnés à aller à l’essentiel du message de Jésus. « Acculés à la Résurrection », disait Julia Esquivel, une théologienne et militante de l’Amérique latine. Et Joseph Moingt : « L’Évangile sauvera l’Église ». L’Esprit Saint a soufflé fort ces derniers temps pour nous dépouiller de tout triomphalisme, pour ouvrir une brèche dans notre forteresse trop bien gardée. Vatican II nous a lancés sur des chemins d’humanité, de liberté religieuse et de large solidarité.

Et depuis 2013, Dieu nous a fait cadeau d’un Pasteur qui sait parler le langage du cœur et des images, et qui a relancé l’Église à l’écoute des grands enjeux de notre temps : l’engagement des jeunes, l’ivresse de l’amour, la sauvegarde de la maison commune, la fraternité sociale. Les appels persistants du pape François marquent un tournant dans la manière d’être disciples de Jésus.

Serions-nous en train de redevenir les « disciples de la Voie » dont parlent les Actes des Apôtres, 9,2 ? Une Église en mouvance, pauvre et humiliée, solidaire du sort des pauvres. Qui vit, comme eux, de confiance, de simplicité, de partage. Avec une conscience planétaire stimulée par les troupes de choc « sans frontière » dans toutes les sphères d’activités humaines. Une Église dépouillée de ses apparats, pèlerine, solidaire, ça sonne comme le Royaume dont parlait le Maître. Je rends grâce d’avoir été introduit dans ce sillon de l’Évangile radical et de la mission au cœur du monde.

Bernard Ménard